« Chers à mes yeux » : se souvenir des objets pour encrer les histoires

« Chers à mes yeux » : se souvenir des objets pour encrer les histoires

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Sept résidents de l’EHPAD de Nexon ont participé au projet de l’artiste plasticienne Morgane Kabiry cet été. Ils visionnaient pour la première fois les vidéos montées par Morgane, sur des musiques composées par César Benriyene.

« À 93 ans, vous tournez dans votre premier film ! » sourit Morgane à l’adresse de Simone Faucher. Aucun des sept résidents volontaires pour le projet de Morgane n’avaient eu l’occasion de parler devant une caméra jusqu’alors. Dans le jardin de la Résidence du Parc de l’EHPAD de Nexon, Mme Fauchet, Mme Deboffe, Mme Ditlecadet et Morgane Kabiry évoquent la sous-représentation médiatique des personnes de plus de 80 ans : « mais est-ce que ça intéresserait les gens de nous voir ? » questionne tout haut Paulette Deboffe, 86 ans avant, toutefois, d’ajouter : « moi, j’adorais, petite, que les personnes âgées nous racontent leurs histoires ! ». « C’est bien pour ça que je suis là » réplique Morgane.

« Mais on est des pauvres paysannes ! Il n’y a pas grand-chose à raconter ! » sourit malicieusement Aline Ditlecadet, 92 ans. Pourtant, au travers d’une conversation de fin d’après-midi, les anecdotes s’enchaînent et c’est toute une page d’histoire qui s’affiche en filigrane. C’est ce qu’a voulu capter l’artiste franco-iranienne Morgane Kabiry, originaire de Limoges, en venant s’installer en résidence dans cet EHPAD : « Le premier jour, j’ai amené un tapis persan à la maison de retraite. C’est mon objet cher à mes yeux ; mon père, qui est iranien, est restaurateur de tapis à Limoges et Meilleur Ouvrier de France. Le tapis porte toute une charge symbolique pour moi. L’idée c’était d’inviter ces personnes à choisir un objet important et de s’en servir comme prétexte, comme point de départ pour ensuite parler du passé, de l’enfance, de la guerre, de l’amour, de féminisme, de famille… Pour se découvrir. » résume Morgane qui voulait laisser une trace de ces petites histoires qui font la grande.  D’ailleurs, elle distribue aujourd’hui un paquet de sept cartes – chacune contenant le dessin de l’objet cher aux yeux du résident interviewé : la « pétrolette rouge » de Mme Ditlecadet, le chat de Mme Maurin, la « choupette » à quatre pattes de Mme Deboffe, le stylo de M. Faure ou encore la croix autour du cou de Mme Voisin.  

« Le crucifix de Mme Voisin lui vient de sa mère ; c’est un objet qui a plus d’un siècle ! C’est fou parce que sur les sept participants, trois objets font référence à leurs parents ou aux grands-parents. Vous avez rencontré plein de gens, vous avez aimé plein de gens pendant toute votre vie mais ce qui reste cher est souvent lié aux parents. On reste des grands enfants, même à 90 ans ! » constate Morgane.  

Mme Fauchet joue machinalement avec son pendentif : c’est elle qui l’a fait faire, avec pour demande d’assembler l’alliance de son mari et une boucle d’oreille âgé de 87 ans, qui lui vient de sa grand-mère : « j’étais très proche de ma grand-mère paternelle. J’allais dormir avec elle parfois. C’est elle qui m’avait acheté ces boucles d’oreille. Ça m’avait fait très mal de me faire percer les oreilles. » À côté d’elle, son fils commente : « J’ai appris des choses sur ma mère qu’elle ne m’avait jamais racontées. Ça a libéré des une parole ! D’autant que c’est difficile d’imaginer ses parents en tant qu'enfants. Encore plus nos mères. C’est en parlant de ces boucles d’oreilles qu’on a perçu ce lien fort qui l’unissait à sa grand-mère. »

« Dans mon travail, il y a toujours un rapport à l’enfance ! » résume Morgane, passée par l’ENSA (École Nationale Supérieure de l’Art) de Limoges. L’artiste est d’ailleurs beaucoup plus habituée à intervenir auprès d’un public plus jeune. « C’est une première pour moi. C’était important car ma grand-mère est aussi dans cette maison de retraite. Après le confinement, après autant de mois sans la voir, et comme j’ai perdu mon grand-père en décembre, j’avais envie de garder des traces, de venir dans ce type de lieux. Je crois que cette résidence artistique a pu créer une certaine convivialité entre les résidents, beaucoup ont appris de la vie des autres. Mais c’était intimidant de changer de public ! »

Et Morgane a dû se heurter à des questionnements nouveaux : « Certains dames se sont présentées avec leur nom de jeunes filles, alors qu’elles sont connues de tous ici par leur nom d’épouse, qu’elles portent depuis plus de 60 ans. J’ai hésité quant à la manière de les présenter. »  

La musique, composée par César Benriyene (aka ReealCesar sur SoundCloud) qui a plutôt l’habitude de créer des bases hip-hop, vient fluidifier et rythmer la parole des résidents.

Après le visionnage, les compliments fusent. Mais jamais pour soi : « Toi t’étais bien ! moi j’ai dit des conneries. J’avais honte, je suis trop vieille. »

« Quand je vous écoute, je ressens la rapidité de changement du monde ! » s’exclame Morgane. D’ailleurs, lorsque l’artiste s’est présentée, beaucoup ont été réfractaires à l’idée d’une diffusion sur internet : « Au départ, la psychologue et l’éducatrice sportive m’ont aidée à dresser une liste d’une vingtaine de personnes – les plus disposés à participer au projet – sur la soixantaine de résidents ici. Beaucoup ont bloqué sur la question du numérique. Et venir filmer, c’est plus inaccessible à leurs yeux que si je leur avais proposé un atelier de peinture ! J’ai perdu la moitié de ce groupe lorsque j’ai allumé mon ordinateur. Ils me disaient : ‘non, non, ce n’est pas pour moi…’ Ce, d’autant plus qu’on est à la campagne, où la technologie arrive aussi en retard ! » Les sept participants au projet ont eu droit a un cours sur Youtube où seront diffusées les vidéos. Morgane leur montre même, ce jeudi après-midi, comment se découpe une table de montage sur son ordinateur. « Peut- être qu’à 100 ans on aura appris ? » s’amuse Mme Ditlecadet.  Avant d’ajouter, malicieuse : « Ça va, il me reste huit ans … »