Photographie Christian Bigirimana

Deux ou trois choses sur Feda Wardak

Le

Architecte-constructeur et chercheur indépendant en résidence aux Ateliers Médicis, Feda Wardak élabore depuis 2019 En-dessous, la forêt, un projet qui consiste en l’édification au milieu de la Forêt régionale de Bondy à Clichy-sous-Bois d’une œuvre scénographique monumentale en bois, qui devient le support d’une création chorégraphique présentée pour l'Été des Ateliers en juillet 2021.

Je retrouve Feda sur le parvis des Ateliers Médicis. Il propose de me faire visiter les installations dans la Forêt régionale de Bondy. Le bâtiment est calme aujourd’hui, en temps de Covid. On s’installe dans un bureau. D’abord, je voudrais entendre Feda se présenter, qu’il me dise comment il se perçoit. 

Qui es-tu Feda ? Comment te présenterais-tu ?

Je m’appelle Feda Wardak. Je suis architecte-constructeur et chercheur indépendant. Je suis architecte de formation, mais je dis architecte-constructeur parce que très vite après l’obtention de mon diplôme j’ai voulu comprendre le fonctionnement de la matière et la manière dont les choses s’assemblaient. De manière autodidacte, j’ai commencé à construire par moi-même et de fil en aiguille, j’ai progressivement compris la manière dont les choses se maintiennent.

L’appellation de chercheur est importante pour moi parce qu’avant de penser un projet, avant de le dessiner, avant de le construire, je passe par une phase de recherche qui me permet de voir si j’ai des envies de travailler et si le projet que j’envisage a une nécessité dans les endroits dans lesquels il s’inscrirait.

C’est aussi ce que je défends au sein de la plateforme Aman Iwan – que j’ai co-fondée en 2015 - avec des publications et des éditions qui viennent nourrir mes démarchent artistiques.

Que fais-tu aux Ateliers depuis un an ? 

Depuis plus d’un an, je suis en forêt de Bondy, à Clichy-sous-Bois. Je travaille sur un projet intitulé En-dessous, la forêt en collaboration avec Jean-Yves Phuong et Romain Rampillon. C’est un projet total qui se construit sur trois axes : l’édification au milieu de la forêt d’une œuvre scénographique monumentale, la mise en scène d’une création chorégraphique qui s’appuie sur cette construction et enfin un film documentaire.

La forêt de Bondy fait face aux villes de Clichy-Sous-Bois et de Montfermeil et s’étendait autrefois jusqu’à Bondy et même au-delà. Les deux villes se sont construites sur cette forêt, il y a une soixantaine d’années. Pour cela, il y a eu d’énormes coupe rase sur de grandes passerelles forestières, pour permettre la construction des grands ensembles et le développement urbain, par-dessus la forêt.

Depuis une dizaine, voire une quinzaine d’années, les deux villes sont à nouveau engagées dans une échelle de chantier assez colossale et démesurée avec la construction de la gare du Grand Paris, l’arrivée du tramway, la destruction et reconstruction d’immeubles entiers, la présence de palissades de chantier qui fractionnent les espaces publics, les grues qui s’élèvent un peu partout dans le ciel… Il y a comme un rappel de cette histoire de cette conquête urbaine des années 60. Ce chantier permanent soulève à nouveau les enjeux de pression foncière et immobilière qui s'exerce sur cette forêt. 

A travers la création chorégraphique, ce sont ces enjeux ou incohérences liées à l’aménagement du territoire qu’on tente d’expliciter.

L’œuvre scénographique représente symboliquement une façade immense qui s’élance au milieu d’une futaie de sapin. Cette architecture de bois faite d’horizontales et de verticales répétées et régulières se calquent sur une trame orthonormée, qui est le support de production quasi systématique de toutes les architectures de grands ensembles. Ceux de Clichy-sous-Bois et de Montfermeil n’échappent pas à cette logique. Ils dessinent un front bâti qui fait face à la forêt. Dès lors, la lisière de la forêt devient un espace intermédiaire, une zone tampon, un refuge pour des corps marginalisés. Avec les bouleversements urbains liés à la rénovation urbaine, les manières d’appréhender l’espace évoluent pour ces corps et la forêt devient alors un espace de confiance où de nouvelles formes d’organisations et de résistances se créent. En écho au retournement des sols, à la reconfiguration des espaces habités, à la destruction et reconstruction du bâti, à la disparition d’une partie de la forêt… l’installation tente de faire exister les gestes quotidiens de l’acte d’habiter dans un environnement bâti qui lui tend paradoxalement à se transformer progressivement. La façade devient l’espace de projection de ces gestes, où les corps et les matières se croisent en étant suspendus dans le vide. Finalement, on ne sait pas trop si l’on arrive ou si l’on s’en va, si l’on construit ou si l’on détruit, si l’on tisse ou si l’on fragmente, si l’on s’ancre au sol ou si l’on s’élève vers la cime des arbres, si l’on colonise ou si l’on résiste. Construire en forêt c’est faire exister ces paradoxes mais également faire naître un lieu d’échange critique avec la communauté que nous avons constitué depuis deux ans. Finalement, la création chorégraphique raconte ce temps de chantier, dont les représentations auront lieu de nuit cet été.

Pour faire exister tout ce propos, il y a deux ans, avec Jean-Yves et Romain on s’est installé dans cette forêt. On a construit une cabane haute perchée au milieu d’une futaie de sapin pour comprendre où on s’inscrivait, pour habiter la forêt et se détacher du point de vue humain, afin d’aller en chercher d’autres plus en hauteur. C’est ce qui a, avec le temps, donné toute l’épaisseur dramaturgique à la fois à la création chorégraphique qu’on met en place aujourd’hui avec Jean-Yves et au film documentaire qu’on réalise avec Romain. Cette cabane est une bibliothèque, un salon de thé, un outil pour penser le projet, un studio d’enregistrement, un plateau radio, un observatoire.

La Cabane, Forêt de Bondy, 2020, © Feda Wardak.
La Cabane, Forêt de Bondy, 2020, © Feda Wardak.

Quel lien entretiens-tu avec la forêt ? Que peux-tu peux nous dire de ton expérience en forêt ? Qu’est-ce que ça fait d’habiter la forêt ? 

Culturellement, je n’ai pas d’affinité particulière avec la forêt. Je n’ai pas grandi en forêt et je n’ai pas passé particulièrement de temps en forêt. Bien entendu, j'ai traversé des forêts pendant ma jeunesse, mais je n’ai pas de lien viscéral ou intrinsèque avec elle. À travers la forêt, ce qui m’a intéressé, ce sont les incohérences liées à l’aménagement d’un territoire. Je me suis intéressé aux objets urbains et la forêt en était un, parce qu’elle est gérée au même titre qu’un mobilier urbain, comme un banc public. Il y a eu ce temps à habiter la forêt avec la cabane, et depuis je suis quasiment toujours en forêt. J’étais en chantier permanent, j’habitais ici. Je rentrais plus du tout à Paris. 

Être immergé en forêt me permet de lier mes projets, mes créations architecturales, à ce qui existe déjà dans la forêt, à tous ces êtres invisibles que je rencontre. Être en forêt me permet aussi de vivre le temps d'une autre manière, de voir comment les saisons influent sur les différents écosystèmes.

En-dessous, la forêt — Nuit Blanche 2020, Feda Wardak.
En-dessous, la forêt — Nuit Blanche 2020, Feda Wardak.

Tu regardes différemment, tu entends différemment, tu observes différemment. Être dedans m’a permis de renforcer des affinités qui existent depuis plusieurs années avec ceux que j’appelle « les invisibles de la forêt ». Il s’agit de personnes qui se cachent, qui essayent de rester discrètes, qui sont là pour des raisons qui leur appartiennent. Il y a beaucoup d’intimité là-dedans. Je ne les nomme pas, sans doute pour préserver cette discrétion. Je les appelle donc « les invisibles » dans des sphères qui les révèleraient malgré eux. Je me suis beaucoup interrogé à ce propos et sur l’éventuelle dimension péjorative qui pouvait exister à travers cette appellation. J’entends par invisible, des gens qui cherchent des invisibilités, qui essayent de rester discrets, qui sont en dehors. La forêt est leur refuge et sa lisière devient parfois un espace de résistance.

Habiter la forêt a permis d’entretenir ces relations. Au fur à mesure des mois, des années, ces personnes s’inscrivent avec toi dans le projet et sont force de proposition. La plupart de ces rencontres-là s’écrivent dans le film. On n’a pas tout de suite proposé aux gens de les inscrire dans le film, on a attendu que ça vienne d’eux. Habiter la forêt pendant longtemps, être immergé, ça permet d’appartenir à ces espaces invisibles qui existent en forêt et d’être accueilli à son tour.

Peux-tu m’en dire plus sur le film, comment est né cette envie, cette idée de film ? Pourquoi ce médium-là ? 

Dans la plupart de mes projets, je suis très intéressé par la perception d’une situation à travers les regards de l’enfance. J’avais donc envie de travailler sur la manière dont un territoire en transformation est perçu par des enfants ou des adolescents. Je me suis dit que le meilleur médium pour le raconter était le cinéma, parce que tu gardes les traces d’un moment. C’est là que la rencontre et la collaboration avec Romain Rampillon sont nées et que depuis deux ans nous travaillons ensemble sur ce film.

Par ailleurs, j’interroge ma propre situation et les cadres que je peux créer concernant la question de l’enfance. J’interroge tout, c’est parfois schizophrénique, parce que je refuse que ça aille de l’adulte vers l’enfant, tout comme je refuse que la manière de voir l’art, la culture, parte d’un centre vers une périphérie. Pour cela, quand je travaille sur le terrain, je souhaite éviter certains termes : banlieue, périphérie, rénovation urbaine. Parce que ce sont des termes qui appartiennent à des adultes et qui peuvent être extrêmement politisés et galvaudés. En fonction de qui les utilise, ça peut vouloir dire quelque chose de très différent.

C’est dans ce sens qu’il y a quelques années, j’ai monté L’école nomade, avec des enfants-chercheurs de chacun des territoires sur lesquels je travaille, et qui permet d’établir un projet dans l’espace public en dehors du cadre scolaire, des institutions, des associations ou des centres sociaux.

L’espace public c’est quelque chose de généralement très normé, on ne peut pas en faire ce qu’on veut. Très tôt, j’ai eu envie alors de l’interroger, de le tordre, avec des enfants que je rencontrais directement dans la rue. Je m’installe et je construis, mes outils, mon chantier. C’est comme ça que la rencontre a lieu, je la provoque. Les enfants sont des chercheurs pour moi. Ensemble, on a interrogé pas mal d’endroits, on a construit une grande table circulaire en bois qui est devenu notre laboratoire mobile. Cette table, on la déplaçait d’un endroit à un autre. Les enfants étaient parfois architectes, parfois chercheurs, parfois poètes, parfois archéologues... Ils ont construit deux récits : l’un sur l’eau et l’autre sur la forêt, deux éléments très structurants des villes de Clichy-Sous-Bois et de Montfermeil. Pendant deux ans, on a fait des installations avec ces enfants, notamment l’Arche de la Dhuys. Il y avait ensuite le récit sur la forêt à écrire ensemble. Je me suis dit que j’aimerais que ça se fasse au travers du regard de l’enfance ou de l’adolescence.

Jean-Yves Phuong et Jeanne Stuart, forêt régionale de Bondy © Natacha Gonzalez
Jean-Yves Phuong et Jeanne Stuart, forêt régionale de Bondy © Natacha Gonzalez.

Qu’est-ce qu’il raconte ce film ?

Ce film raconte l’histoire de deux adolescents, Pedro et Sapa, qui ont seize ans, qu’on a rencontrés au pied de la cabane. La cabane a joué ce rôle de liant, elle nous a permis cette rencontre. Pedro et Sapa ont l’habitude de jouer en ville et dans ses terrains vagues. Passionnés de construction et de forêt et dans le même temps, explorateurs, touche à tout, et très curieux.

Au fil du temps, avec la rénovation urbaine que connaît le territoire de Clichy-sous-Bois/Montfermeil et l’avancement des chantiers de construction qu’ils investissent, Pedro et Sapa sont rejetés de ces zones d’exploration : ces espaces de liberté n’existent donc plus.

La forêt devient un ailleurs où ils peuvent créer cela. En forêt, ils rencontrent au fur et à mesure de leurs explorations, de leur épopée, de leurs périples, certaines figures marginales qui habitent la forêt, qui ont des pratiques alternatives. L’idée ce n’est pas qu’ils se construisent à travers ces figures d’adultes mais qu’il y ait des échanges et des réparations réciproques.

Quel est ton lien à l’enfance ? Pourquoi travailles-tu avec ces enfants chercheurs ?

Au départ, j’ai commencé à travailler avec des enfants parce que les cadres culturels ou les appels à projet sont souvent orientés vers des scolaires. Je ne sais pas si l’enfance est un sujet pour moi au départ. C’est avec le temps que j’ai appris à travailler avec des enfants ou des adolescents. Ce qui me plaît c’est qu’ils portent un regard extrêmement contemporain sur les enjeux qui affectent les environnements qu’ils habitent.

Dans tous les projets que je fais, je constitue des communautés dans lesquelles tout le monde est chercheur. On cherche ensemble des choses. Par conséquent, je me déplace intellectuellement avec des ados ou des enfants quand je travaille avec eux. Le projet s’écrit collectivement. Ça pose aussi la question de la signature pour ne pas voler de la matière aux gens, je m’interroge beaucoup à cet endroit-là aussi. Au fur et à mesure, je me suis rendu compte que c’était nécessaire pour moi de faire exister des cadres où les enfants décident, produisent, où ils sont à la création. De fil en aiguille, je me suis rendu compte que je ne voulais plus exister dans les cadres conventionnels de certains appels à projet, que je ne voulais plus imposer. Quand tu arrives dans une classe, tu imposes d’une certaine manière un projet aux élèves. J’ai voulu inventer un autre cadre. C’est là que j’ai réfléchi à l’école nomade. A l’époque je travaillais avec des groupes à Clichy-sous-Bois, à Saint-Denis, à Vitry-sur-Seine, à Dunkerque. Je me suis dit qu’il fallait créer un outil qui permette d’accueillir ceux qui en ont envie, dans une gouvernance partagée créée par eux-mêmes. Un espace d’apprentissage et de critique sur la manière d’aménager des territoires et où les enfants-chercheurs seraient à l’origine d’installation plastique dans les espaces publics qu’ils habitent.

De plus, je dirais que l’intérêt et les envies de collaboration avec des enfants c’est aussi permettre un regard contemporain sur le monde. Nos manières de voir les espaces sont déjà conditionnées par tout un tas de choses. Alors que leur regard est en construction, il est nouveau. 

Quand je travaille à Clichy-Sous-Bois, à aucun moment je ne parle de banlieue, de périphérie, de centre, de Paris, parce qu’on projette nos fantasmes artistiques d’adultes issus d’un ailleurs sur des enfants qui se construisent. Alors que pour ces enfants-chercheurs le centre c’est ici, c’est Clichy, c’est en bas de chez eux. Parler de Paris en tant que centre, c’est leur faire entendre qu’ils sont à côté. Je suis plutôt pour écrire des récits poétiques mais éminemment politique, sur l’eau et sur la forêt, car ce sont deux ressources qui structurent ce territoire.

Je ne décide pas des concepts artistiques. Je mets en place un cadre et les concepts sont développés par les enfants-chercheurs, selon leurs envies. 

Par le passé, j’ai travaillé avec Catherine Rannou, une architecte qui avait cartographié les envies, le nom des lieux, les besoins et les compétences sur un territoire en rénovation urbaine. C’est très important pour moi, parce qu’il ne faut pas toujours parler « d’habitant », surtout lorsque ça devient un alibi pour le projet, l’habitant a dit donc j’ai le droit de faire. La manière d’amener un discours peut influer sur la manière dont les gens vont adhérer ou pas. Le projet peut toujours être validé par quelques personnes, est-ce que ça le rend légitime pour autant ? Je me questionne.

Pour moi, il faut parler de compétences, d’envie, de désir, de besoins. Certes, une personne habite un territoire, mais elle a aussi des envies, des compétences. À partir du moment où on en parle, on peut inclure la personne en tant qu’auteur, en tant que personne singulière, qui peut être force de proposition à partir de ce qu’elle est.

Jeanne Stuart, forêt régionale de Bondy © Natacha Gonzalez
Jean-Yves Phuong et Jeanne Stuart, forêt régionale de Bondy © Natacha Gonzalez.

Tu parles justement d’adhésion, d’inclusion, comment as-tu fait pour que ça tienne dans la durée ? On sait que ce n’est pas évident de trouver « la bonne formule », « les bons ingrédients » pour que l’aventure fonctionne dans le temps, comment as-tu réussi à créer une solide communauté ? 

Pour répondre à la question, pourquoi ça a marché, si on considère que ça marche, c’est au moment où je considère que ça avance. Il y a la question du temps. On travaille sur ce projet en forêt depuis deux ans, mais je suis à Clichy-Sous-Bois et Montfermeil depuis quatre ans. Des relations que j’ai établies en ville se maintiennent en forêt, d’autres naissent dans la forêt. Je n’ai pas de recette mais plutôt une méthodologie de travail. Avant de décider de faire quoi que ce soit, je passe du temps sur le territoire, je l’habite quand je peux, je passe beaucoup de temps à marcher, à lire, à comprendre où j’ai mis les pieds. Je passe du temps aux archives. Je rencontre des gens, je vais voir des associations. J’essaye de comprendre, sans pour autant m’engager avec qui que ce soit. C’est une constellation qui se crée. À partir de ce temps de recherche, j’essaye de voir s’il y a une envie personnelle ou des intuitions qui naissent. Je pars de mon envie personnelle, mais cette envie personnelle ne peut pas exister sans que le projet n’ait une nécessité et que les deux cohabitent. Après cette étape, l’idée c’est de constituer un groupe, le mieux c’est de le constituer en dehors des institutions, des cadres ou des chemins déjà tracés. Par exemple, on a monté un groupe de travail avec Sofiane (professeur à Clichy-sous-Bois) et Ashvin (auteur, compositeur, artiste), qui mènent des ateliers d’écriture en dehors du temps scolaire. Le groupe était composé de dix adolescentes et on a fait des ateliers pendant plusieurs mois dans la cabane. Par ailleurs, les enfants avec qui j’ai travaillé sur le projet de L’arche de la Dhuys, certains reviennent en forêt. Quand je peux, je n’ai pas envie de passer par l’institution pour rencontrer des personnes, même si on me le propose.

J’aime faire des rencontres de terrain, ça prend du temps, c’est précieux, parfois ça n’arrive jamais mais je pense que c’est beaucoup plus sincère dans le temps parce que les rencontres que tu fais ne sont pas imposées et c’est souvent la personne qui est un peu curieuse qui vient te voir, derrière ça tient, tu ne travailles pas avec cinquante personnes, ce n’est pas l’objectif. Je mets en place différents dispositifs artistiques, souvent en même temps, certains fonctionnent, d’autres non. Un dispositif est mis en place à partir du moment où il y a de l’intérêt de la part de quelqu’un. Certains dispositifs s’estompent avec le temps. Ceux qui tiennent permettent de faire exister le projet.

Quelles ont été selon toi, les nécessités ? Peux-tu me dire si cette cabane n’est pas finalement la création d’un « safe space » ? Un chez-soi, un refuge ? 

Je me suis beaucoup interrogé sur ma présence ici, ailleurs, dans différents endroits où on m’a invité à travailler. Il y a une constante, ce sont des territoires qu’on appelle périphériques où la culture devient un levier pour essayer de réparer des choses, là où il y a eu des manquements de la part des pouvoirs publics. Souvent je me demande « Pourquoi je suis là ? », « Est-ce que c’est pour mon travail ? », « Est-ce qu’on me considère comme un médiateur social ? », « Est ce que c’est à moi de panser des abandons politiques ? »

Quand je travaille à un endroit, il ne faut pas que j’arrive avec mon bagage. J’essaye de construire des espaces politiques, des nouvelles formes de centralité dans l’espace public. Ce que convoquent ces espaces ce sont l’attention, le soin, la rencontre, la confiance, c’est à un moment donné plein de personnes qui se connaissent ou non et qui partagent leurs récits sans qu’on ne formalise quoi que ce soit. Par exemple, pendant les temps de chantier ou de résidence, alors qu’on construit ou qu’on travaille, des ados viennent se mettre à l’abri dans la cabane pour échapper à différentes formes d’autorités, que ce soit celle de la ville, de l’école, de l’état, de la famille... On ne pose pas de questions. On accepte. 

Il y a aussi des groupes de grands nostalgiques qui ne se retrouvent plus en ville, parce que la rénovation urbaine ne leur a sans doute pas fait de place. Au pied de la cabane, parfois la nuit autour d’un feu, ils partagent les histoires du passé. 

Il y a une autre personne, qui connaît la forêt depuis une trentaine d’année, qui nous a observé pendant plusieurs mois, qui prend soin de nous, qui s’est mise à partager ces récits sur la forêt avec nous, elle nous a emmené dans les endroits qu’elle connaît bien : ses endroits intimes.  Ça, pour moi, c’est ce que tu appelles « safe space », c’est un nouvel espace politique qui se crée mais il n’y a pas besoin de matérialité ou d’en définir les limites.

La cabane ne nous appartient pas, elle permet de créer cette nouvelle centralité politique et de transformer ces relations en amitiés.

Jean-Yves Phuong et Jeanne Stuart, forêt régionale de Bondy © Natacha Gonzalez
Jean-Yves Phuong et Jeanne Stuart, forêt régionale de Bondy © Natacha Gonzalez.

Feda est confiant, alors je reviens un peu en arrière. Pour connaître les étapes de son travail. Je voudrais qu’il me raconte ses craintes antérieures, ses attentes.

As-tu eu des craintes ? 

Des craintes, je n’en ai pas eu. Si le projet ne se fait pas c’est qu’il n’a pas lieu d’être, si le projet se fait ça ne veut pas pour autant dire qu’il est légitime ou juste. En architecture, parfois le geste architectural c’est de dire qu’on ne construit rien ; rien construire c’est aussi de l’architecture. Ce ne sont pas les enveloppes architecturales qui font que les choses fonctionnent c’est ce qui existe dedans. Je n’ai pas peur de dire aux personnes avec lesquelles je travaille : ça n’a pas marché, on n’a rien produit. L’invisibilité est une production en soi.

Et des attentes qui n’ont pas abouti tu en as eu ?

Forcément, tu projettes des choses, avant, tu les écris dans ta tête, tu les dessines, peu importe le médium… Quand tu constitues une communauté d’acteurs qui travaillent avec toi, l’important c’est la capacité à mettre en critique ces attentes, sinon tu imposes les choses et ça ne marchera pas. Il y a des intuitions, des envies qui s’écrivent, et qui sont constamment remodelées. Le film, par exemple, nous l’avons réécrit dix fois avec Romain, parce qu’à un moment donné on travaille avec des gens qui font partie du projet et qui deviennent force de propositions. Ils s’emparent de l’objet, on le réécrit, il change, il évolue, et c’est comme ça que ça marche quand le projet évolue.

As-tu été transformé par ces projets ?

J’évolue avec les projets que je mène, j’habite mes projets. Ça me change dans ma manière de voir les choses. Au départ, quand j’ai commencé, j’étais dans du jargon d’architecte technocrate : le territoire a besoin de ci, les habitants ont besoin de ça. Aujourd’hui, je ne suis plus dans des projets ou je pense qu’il faut dire oui à tout ce que les habitants disent ou à ce que les institutions désirent. Les habitants ont une expertise, celle de l’usage. C’est eux qui habitent, ils savent comment les lieux fonctionnent, comment les lieux vivent. Il faut à tout prix se baser sur cette expertise d’usage. Il faut les rencontrer. Il faut être sur le terrain. Et à partir de là répondre à des besoins mais également à des envies personnelles.

Et puis, il y a des personnes qui ont des compétences. Il faut travailler avec elles. C’est pour ça que la cartographie des compétences et des envies est très importante pour moi. Tu peux te retrouver avec quelqu’un qui n’a pas les compétences mais qui a envie de faire, donc on partage avec lui ce savoir-faire et à l’inverse il va te déplacer, autrement. 

Aujourd’hui, je crois en l’horizontalité dans les processus de réflexion. Un enfant chercheur, un ou une stagiaire a autant de droit de parole que celui ou celle qui est à la direction artistique. C’est là que se fait le partage d'idées, c’est là que les choses se créent. Par contre, quand il s’agit de produire, on se base sur des compétences. Celui qui sait faire fait, tout en laissant la place à celui qui a envie, il doit aussi pouvoir être formé. 

Je travaille à mettre en partage et en circulation dans ces communautés des savoirs, des savoirs faire et des compétences.

Tout à l’heure, avant notre échange, tu m’as dit : « Je me sens vraiment bien ici » je trouve que c’est assez rare ces moments où on se sent bien, chez soi. C’est assez précieux. Comment tu expliques ce sentiment-là à Clichy-sous-Bois et Montfermeil ? 

Je précise à Feda que je lui pose cette question pour l’inciter à parler de lui. Il réfléchit avant d’y répondre. Il y a un silence.

Tu te sens chez toi à partir du moment où tu sors et que ton trajet d’un point A à un point B est interrompu par des gens avec lesquels tu veux discuter, avec qui tu vas détourner ton chemin. C’est lorsque tu connais les gens avant même de connaître les lieux, c’est ça je pense. Connaître les gens ça me fait me sentir bien. Il y a des moments de partage, comme manger avec des gens. Le temps du repas, d’inviter ou d’être invité c’est quelque chose d’important. Je ne sais pas si je réponds bien à la question, mais je me sens bien ici.

Propos recueillis par Sakina Bahri

Ce projet est lauréat 2020 du Fonds Régional pour les talents émergents (FoRTE), financé par la Région Île-de-France.
Le projet reçoit le soutien en mécénat de la Caisse des Dépôts (Mécénat national architecture et paysage et Direction régionale Ile-de-France).

Production : Le Grand Gardon Blanc, en collaboration avec la plateforme Aman Iwan
Coproduction : Les Ateliers Médicis.
Partenaires : Drac, Région Ile-de-France (FoRTE), Caisse des dépôts, Fondation E.C.Art Pomaret, Agence des Espaces Verts.