Grave au Fender

Grave au Fender

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Laureline De Leeuw s’installe au Fender pour cinq sessions de gravure et d’impression, proposées dans le cadre du programme Transat, en cette fin de mois d’août. Les résidents du Fender à Ivry-sur-Seine (94), de jeunes hommes, âgés de 20 à 35 ans majoritairement, en exil et/ou sans papiers, ont décidé d’utiliser cette technique pour créer un logo propre à cette toute nouvelle maison.

C’est après le confinement que les murs de ce lieu massif d’Ivry-sur-Seine (94) ont repris vie, pour devenir le foyer d’environ 35 hommes en exil. Trois mois plus tard, les règles de vie en communauté s’affichent en grand dans les espaces communs et « depuis environ trois semaines, tout le monde a enfin une chambre : pas forcément individuelle mais fixe, attitrée. Plus personne ne dort dans le salon » détaille Quentin, de l’association La Casa, cofondée à l’hiver dernier. « Il a d’abord fallu faire de nombreux travaux : remettre l’eau, remettre en route un deuxième sanitaire, créer deux douches… »

A peine ces travaux terminés, le Fender accueille déjà un nouveau type de travaux pratiques : les ateliers de gravure de la designer, Laureline De Leeuw (30 ans). Elle commence par expliquer, en français et en anglais, les bases de la gravure, cet après-midi du lundi 24 août 2020.  

« D’abord on dessine et puis on coupe ? Oh, c’est simple ! » sourit, taquin, Habib Safi, 21 ans, l’un des résidents du Fender. « N’ayez pas peur ou honte de vos dessins, lâchez-vous ! » encourage Laureline — à quoi rétorque Habib en rigolant : « Je suis en train d’apprendre alors je vois pas pourquoi j’aurais honte ! »

Habib est arrivé au Fender il y a trois mois, avec Muhammad, présent également à l’atelier de gravure : « Ça faisait plusieurs mois qu’on faisait route ensemble. Mais je suis en France depuis onze mois alors qu’il n’est arrivé en France que depuis janvier. » Tous deux sont originaires d’Afghanistan, de deux provinces différentes.

AshkanHabib n’a pas dessiné depuis l’enfance. Comme Akshan, 29 ans, lui aussi originaire d’Afghanistan, qui se lance dans un portrait de femme dont la chevelure se transforme en bougie, toutes deux observées par un papillon.  « Ce sont trois éléments que je dessinais tout le temps quand j’étais petit » confie-t-il. « Et là, j’ai trouvé une image sur internet qui les relie ensemble ».

Nouvelles vies au Fender, nouvelle vie du Fender

Laureline a emmené de grosses plaquettes de linoléum qu’elle dispose sur la table du patio du Fender, juste à côté des gouges, rouges. Une semaine plus tôt, une idée avait émergé de la première rencontre entre Laureline et les résidents du Fender : élaborer un logo pour la nouvelle vie du Fender.

« J’aime bien venir sans sujet de recherche ; et que l’idée du logo soit sortie dès la première discussion, c’est super. Du coup, on part tous de zéro, pour concevoir quelque chose. On réfléchit en fonction du lieu, on pense à partir du contexte et moi, je ne fais qu’implanter le médium » exprime, satisfaite, Laureline. « Le logo unifie tout le monde, je trouve ça génial qu’on parte de l’identité du lieu et qu’elle serve à créer du commun ! »

Des vies, le Fender en a plusieurs : d’abord usine de textile et d’accessoires de mode en tout genre, dans l’import / export, son propriétaire est contraint de fermer ce lieu il y a une dizaine d’années, poursuivi par la Justice.  Abandonné, encore plein de stocks, le Fender est squatté, déserté, re-squatté pendant de longues années. C’est en 2018 que des activistes de Calais, Vintimille ou encore Briançon, et quelques personnes en exil, investissent ces murs.

Lorsque le confinement démarre en mars 2020, un déménagement vers Vitry s’organise. Pendant ce temps, l’association La Casa tente de loger un maximum de mineur·e·s isolé·e·s étranger·ère·s et de familles d’exilé·e·s : une levée de fonds faite dans l’urgence permet à une quinzaine de mineur·e·s et des jeunes adultes d’être logé·e·s à l’hôtel. « Nous avons également mis à disposition des appartements vides à Paris pour une soixantaine de personnes » détaille Quentin de LA CASA. « Mais en mai, quand les habitant·e·s sont revenu·e·s, il fallait trouver une solution pour éviter le retour à la rue. » Camille et Laurent, deux autres soutiens de La Casa, entendent parler du Fender et proposent de squatter le lieu. « Les ex-Fender nous l’ont légué en quelque sorte… » poursuit Quentin.

Le lieu, entièrement masculin, se remplit vite et n’accepte plus de nouveaux entrants à partir de la mi-juin pour ne pas être surchargé.
 

Muhammad Laureline s’arrête sur l’appréhension du lieu par ses nouveaux habitants : « Lorsqu’on regarde ces premières gravures, ça en dit beaucoup sur l’impact des symboles mais aussi sur la représentation de chacun ; alors que le Fender est un gros bloc, avec beaucoup de lignes, ils l’ont tous représenté par un triangle et un carré. Ce n’est pas un squat ni une usine, mais leur maison » témoigne-t-elle, habitée, d’ailleurs, par le sentiment d’une résidence originale, comme à domicile. « C’est comme si j’étais invitée chez eux. »

Pour ce premier atelier de gravure, trois personnes ont d’abord répondu présentes ; mais plusieurs ne peuvent s’empêcher de s’arrêter en passant par le patio, se penchent sur les dessins en cours de création, posent quelques questions – notamment sur la prochaine date d’atelier.

Akshan, lui, arrive plus tard mais s’assoit pour entamer une grande gravure et restera trois heures supplémentaires.

« - Ce qui est super c’est que vous pourrez ensuite reproduire votre dessin à l’infini ! explique, enjouée, l’artiste qui s’est formée aux Beaux-Arts d’Anger de 2010 à 2015.

 - Ah donc si jamais tu dessines quelque chose de bien alors que c’était inespéré, tu peux le refaire, génial ! » plaisante Habib.

La démarche de Laureline est claire : « La gravure peut être un procédé d’impression avec de nombreuses étapes, nécessitant du matériel lourd et contraignant. Je préfère partager des méthodes d’impressions simples, où la presse est remplacée par un objet du quotidien, la cuillère. L’idée c’est de pouvoir s’approprier la technique, que cela soit faisable seul·e en dehors des séances de workshops. »

Brahim, 28 ans, a décidé de s’inspirer d’une photographie du Fender pour créer un logo.

BrahimAthlète, il propose une gravure qui évoque les lignes du bâtiment mais aussi un terrain de football. Satisfait de son dessin, il le reproduit plusieurs fois en grands exemplaires : « C’est l’impression que je préfère ! J’aime bien le fait de pouvoir en faire beaucoup !! J’ai choisi de dessiner le Fender parce que pour moi, c’est un lieu qui représente beaucoup ! Je m’entends bien avec tout le monde. On fait tout ensemble, on prépare à manger ensemble, on rit ensemble et maintenant on grave ensemble ! »

Né en France et d’origine marocaine, il est, pourtant, toujours en attente de régularisation administrative. Il arrive au Fender au début de l’été, après d’épaisses et nombreuses trajectoires : « j’ai tourné en Europe pendant cinq ans. Ma demande d’asile a été refusée en Allemagne. Après je suis parti en Belgique et je suis revenu en France en février. Ces papiers, c’est mon droit, je veux juste qu’il soit respecté. »

Pour Quentin, un tel atelier était plus que bienvenu, surtout cet été : « Les quelques projets que nous avions, comme celui d’un groupe de parole, ont été mis en stand-by avec l’été ; ils reprendront à la rentrée. Alors cet atelier, c’était une super opportunité ! C’est sûr que ce n’était clairement pas la priorité des ‘’choses à mettre en place’’, mais c’est plutôt bien tombé. Les anciens squatteurs organisaient déjà quelques évènements culturels, des rencontres avec le voisinage. Aujourd’hui, l’idée c’est de poursuivre la même chose mais dans quelques mois, plus tard… » Bien que présent lors de la première rencontre, Quentin n’a pas pu assister au premier atelier. Il espère pouvoir se libérer pour, lui aussi, se prêter au jeu : « ça permet vraiment d’avoir un moment de pur plaisir, de ne penser à rien d’autre que ce qu’on fait dans le moment, d’être dans une démarche qui ne requiert pas un aspect rationnel. »

La gravure de Muhammad ressemble à un lieu enchanté : « J’aime la nature et le silence. Et je voulais un endroit harmonieux, sans bruit, sans foule, loin de Paris. » Il fait deux impressions : une pour la collectivité et une à accrocher dans sa chambre. « Je suis fier de voir que je peux faire ce genre de tableau, ça me donne plus de confiance sur ce qu’on pourra faire la prochaine fois ! »

La résidence en images

Photos Amanda Jacquel