Jean-François Stévenin dans L’Argent de poche de François Truffaut (1976)

Discours Monsieur Richet

Publié par Maurin Olles

Journal du projet

Texte de l'Instituteur, L'argent de poche de François Truffaut

Le dernier jour, Nous avons décidé, avec les comédiens, de lire aux élèves le discours de l'instituteur, extrait du film "L'argent de Poche"(1976) de François Truffaut. En voici le texte :

Voilà, je sais que vous pensez tous à la même chose, vous pensez tous à "Julien Leclou"; vous avez lu les journaux, vos parents en ont parlé chez vous, entre eux ou avec vous. Maintenant, vous allez tous partir en vacances, et moi aussi je voudrais vous parler de Julien. Alors, à propos de Julien, je ne sais pas grand-chose de plus que vous, mais je voudrais vous donner mon point de vue. D’abord, d’après ce qu’on m’a dit, Julien sera pris en charge par l’Assistance Publique : il va être placé dans une famille. Quel que soit l’endroit où il sera, il sera évidemment mieux qu’avec sa mère et sa grand-mère où il était maltraité, pour dire les choses exactement, où il était battu. Sa mère sera « déchue de ses droits maternels », ce qui signifie qu’elle n’aura plus le droit de s’occuper de lui. Je pense que, pour Julien, la vraie liberté va commencer vers quinze ou seize ans, lorsqu’il se sentira libre d’aller et venir. Devant une histoire aussi terrible que celle de Julien, la première réaction de chacun de nous est de se comparer à lui.

J’ai eu une enfance pénible, enfin beaucoup moins tragique que celle de Julien, moins pénible, et je me souviens que j’étais très impatient de devenir adulte parce que je sentais que les adultes ont tous les droits, qu’ils peuvent diriger leur vie comme ils l’entendent. Un adulte malheureux peut recommencer sa vie ailleurs, il peut changer d’endroit, il peut repartir de zéro. Un enfant malheureux ne peut pas avoir cette pensée – il sent qu’il est malheureux, mais il ne peut pas mettre un nom sur son malheur, et surtout nous savons qu’à l’intérieur de lui-même, il ne peut même pas remettre en question les parents ou les adultes qui le font souffrir. Un enfant malheureux, un enfant martyr se sent toujours coupable et c’est cela qui est abominable. Parmi toutes les injustices qui existent dans le monde, celles qui frappent les enfants sont les plus injustes, les plus ignobles, les plus odieuses. Le monde n’est pas juste et il ne le sera jamais, mais il faut lutter pour qu’il y ait davantage de justice. Il le faut, on doit le faire. Les choses bougent, mais pas assez vite ; elles s’améliorent, mais pas assez vite. Les politiciens, les gens qui nous gouvernent commencent toujours leurs discours en disant : « Le gouvernement ne cédera pas à la menace », mais en réalité c’est le contraire, il cède toujours à la menace et les améliorations ne sont obtenues que parce qu’on les réclame fortement. Depuis quelques années, les adultes ont compris et ils obtiennent dans la rue ce qu’on leur refuse dans les bureaux.

Si je vous raconte tout ça, c’est pour vous montrer que les adultes, lorsqu’ils le veulent vraiment, peuvent améliorer leur vie, peuvent améliorer leur sort. Mais dans toutes ces luttes, les enfants sont oubliés ; il n’existe aucun parti politique qui s’occupe réellement des enfants – des enfants comme Julien ou des enfants comme vous – et il y a une raison à cela, c’est que les enfants ne sont pas des électeurs. Si on donnait le droit de vote aux enfants, vous pourriez réclamer davantage de crèches, davantage d’assistantes sociales, davantage de n’importe quoi, et vous l’obtiendriez, car les députés voudraient avoir vos voix. Par exemple, vous pourriez obtenir le droit d’arriver une heure plus tard à l’école en hiver, au lieu de venir en courant dans la nuit.

Je voulais vous dire aussi que c’est parce que je garde un mauvais souvenir de ma jeunesse et que je n’aime pas la façon dont on s’occupe des enfants que j’ai choisi, moi, de faire le métier que je fais : être instituteur. La vie n’est pas facile, elle est dure, et il est important que vous appreniez à vous endurcir pour pouvoir l’affronter. Attention je ne dis pas à vous durcir, mais à vous endurcir. Par une sorte de balance bizarre, ceux qui ont eu une jeunesse difficile sont souvent mieux armés pour affronter la vie adulte que ceux qui ont été très protégés, très aimés ; c’est une sorte de loi de compensation. La vie est dure, mais elle est belle puisqu’on y tient tellement. II suffit qu’on soit oblige de rester au lit à cause d’une grippe ou d’une jambe cassée pour s’apercevoir qu’on a envie d’être dehors, de se balader, pour s’apercevoir qu’on aime vraiment beaucoup la vie.

Maintenant, vous allez tous partir en vacances, vous allez découvrir des endroits nouveaux, des gens nouveaux, et puis à la rentrée vous passerez tous dans la classe supérieure. Je vous signale que les classes seront mixtes l’an prochain… et puis, vous verrez, le temps passe très vite – et un jour vous aurez aussi des enfants. Alors, j’espère que vous les aimerez et qu’ils vous aimeront. A vrai dire, ils vous aimeront si vous les aimez ; et, si vous ne les aimez pas, ils reporteront leur amour ou leur affection, leur tendresse sur d’autres gens ou sur quelque chose d’autre, parce que la vie est ainsi faite qu’on ne peut se passer d’aimer ou d’être aimé.

Voilà. Alors, les enfants, les classes sont terminées et je vous souhaite de bonnes vacances.