L'Œil de lièvre

Fin de la résidence: quelles suites?

Publié par Juliane Lachaut

Journal du projet

A l’issue de la résidence, la question qui se pose est celle de la manière dont chacun·e d’entre nous, et en particulier les acteur·rices, va devoir cultiver un rapport affectif et organique avec son souvenir. Préparer la maison qui devra être hantée. La seconde partie du travail sur cette pièce plonge ses racines dans ces quelques semaines passées à Vernouillet, mais il faut laisser le temps nous en éloigner un peu. Simplement, pour ne pas arriver les mains vides en octobre, nous avons tou·tes dû choisir le fil qui nous allions vouloir tirer plus tard.

Préparer le souvenir

Le fil à tirer est un fil thématique, de préférence avec un fort potentiel fictionnel: c’est-à-dire que nous n’allons pas faire une pièce documentaire sur notre expérience à Vernouillet. Non, nous allons mélanger de la matière, nous allons plonger les mains dans le magma bouillonnant que sera notre souvenir ultérieur de ce moment passé ; est-ce qu’il en restera de la joie, comme nous le supposions avant de commencer ? Peut-être, mais celle-ci sera inévitablement mêlée de quantité d’autres affects, autrement plus complexes, qui viennent remuer notre propre rapport à l’enfance, et à un passé bien plus lointain. Pour certain·s, c’était le premier contact prolongé avec des enfants de cet âge-là, et avec l’école et son arsenal disciplinaire, depuis leur propre enfance. Pour d’autres, c’était le premier coup de sonde dans un milieu social autre que celui dans lequel iels ont grandi. Pour nous tous·tes, ce fut éprouvant, remuant, souvent difficile, ramenant à la surface toutes sortes d’objets inattendus et de temporalités enchevêtrées.

L’embryon de la pièce future est là, dans ces émotions à l’état de fœtus qui ont commencé à monter à la surface. Pour ne pas les laisser retomber dans leur oubli primordial et chaotique, il faut les aider, sans en avoir l’air pour ne pas les brusquer, sans les regarder en face pour le moment ; mais de biais, accrochant leurs fils en laissant aller un bâton dans l’eau, tout en regardant vers le soleil.

Les fils à tirer

Pour Mathilde, le fil porte le nom de l’ennui. L’ennui en répétition, l’ennui en classe, l’ennui qui préexiste aux bêtises et aux remontrances ; l’ennui qui déplace l’attention vers un ailleurs interdit, qui étire le temps, qui sabordait nos efforts pour intéresser les enfants. Pendant la dernière semaine de présence à Vernouillet, Mathilde a enregistré une quinzaine d’entretiens individuels, avec les enfants desquels elle était le plus proche, en leur demandant simplement de lui parler de ce qu’il/elles faisaient lorsqu’ils/elles s’ennuyaient : à quoi pensaient-iels ? Où auraient-iels aimé être ? Existait-il un endroit, réel ou imaginaire, dans lequel iels allaient quand iels s'ennuyaient?

Pour Lavinia, le fil à tirer est celui du rapport à l’adulte de la communauté d’enfants. Il s'agira pour elle d'imaginer une société d’enfants sans adultes, une sorte de voyage de Gulliver dont elle serait le centre, le seul adulte au milieu de la communauté d’enfants.

Pour Romain, c’est la question de la violence sociale qui a primé : à la fois du point de vue de la ville, de la situation sociale du lieu où nous étions, et du point de vue de celle, symbolique, que nous apportions en tant qu’artistes dans un milieu où le théâtre est, plus qu’un passe-temps, un luxe.

Pour Aurélien, le souvenir s’est cristallisé sur les projections fantasmatiques du futur des enfants. En partant de sa capacité à collecter des rumeurs, à faire parler, il a tâché d’inventer, en mêlant les désirs des un·es et les projections des autres, des interviews fictifs des enfants, une fois devenus adultes, et se remémorant cette période.

Camille s’est quant à lui penché sur les moments où s’inversait, dans sa relation avec les enfants, le rapport adulte-enfant : quand il se sentait lui-même devenir enfant et ne pas du tout être celui qui maîtrisait la situation ou le cadre. Ces moments où il a pu se sentir plus immature qu’eux, ou avoir besoin de leur réconfort. Ces souvenirs se transmettront par la forme poétique.

De mon côté, enfin, je me suis davantage intéressée aux structures qu’aux individus, et ai été frappée par deux questions conjointes : celles de la discipline, et son pendant fictif, celle du code de l’honneur. La discipline scolaire s’exprime par un ensemble de règles extrêmement codifiées, qui reposent sur l’autorité du maître, ou de l’adulte. Cette autorité elle-même repose sur son propre respect. Quelque chose de tautologique se joue à cet endroit, qui veut que la règle qui impose d’être respectée est celle qui l’est déjà. Dès qu’elle ne l’est plus, elle ne s’impose plus, et il faut alors trouver d’autres règles pour empêcher la maison de prendre feu. Il m’a semblé, ou bien, il me plaît de penser, qu’il en allait de même pour les émotions des enfants : qu’elles se produisaient dans des cadres bien précis, un code chevaleresque reposant sur des impératifs tels que l’excuse publique, la paix scellée, la déclaration de guerre. Je ne sais pas encore quoi faire de tout cela, mais il me plait de croire que ce sont les normes disciplinaires qui produisent cette codification des affects.

À la reprise du travail cet automne, il nous faudra trier : lesquels de ces fils ont grossi, lesquels se sont rompus, et tisser ensemble ce qui restera. A cela s’ajoutera ce qu’une couche de temps aura laissé se déposer en nous, et qui aura peut-être germé d’ici-là. Quoi qu’il en soit, je pense que la matière sera là, abondante et dense, attendant d’être animée.

l'oeil de lièvre
Une séance de travail à la table