Atelier musique électronique

Inflorescence des héliotropes

Publié par Maëva Ferreira Da Costa

Journal du projet

 

    Équipage Héliotrope - sous-division de l’équipage du vaisseau spatial Terre, section recherche scientifico-plastique

    Rapport mensuel de mission : EH-S2GLU/071102

     

    Nouveau comité au bureau de recherche des héliotropes. Mes coéquipiers ont bien travaillé depuis ma dernière visite. Les carnets de bord et les têtes des jeunes pousses se remplissent de belles idées. Je découvre des dessins de cosmographies fantasmées et de vaisseaux planétaires reliés par passerelles, des relevés d’observations lunaires auxquels ils travaillent avec leur maîtresse Nicole, des enquêtes menées auprès de leur famille, des présentations modestes de ceux qui veulent se faire connaitre et laisser traces, des rêves d’ailleurs…

    Trépidant de fierté, un enfant m’apporte son carnet pour me faire jouer son récit “dont vous êtes le héros”. Me voilà face à un groupe extraterrestre. Mes décisions seront “décisives pour la bonne entente de nos peuples”, me fait-il comprendre. Je suis impressionnée par le soin qu’il a apporté au scénario. Chaque choix alternatif est complexe mais parfaitement maîtrisé. Je me fais avoir plusieurs fois en prenant le chemin de la raison plutôt que celui de l’absurde, visiblement plus propice à la survie dans cette simulation de rencontre spatiale.

    La richesse de cet équipage est un atout pour la réussite de cette mission. J’observe avec satisfaction toutes les directions irradiantes qu’ils empruntent pour traiter un même sujet.

    Cette fois, notre travail d’enquête se divisera en deux temps d’expérimentations. Un premier de dessins d’observations et un second de pratique musicale.

     

    Expérimentation 4

    Changement d’échelle, du microscopique au cosmique

    Avant l’arrivée des enfants, je transforme le bureau en laboratoire. En entrant dans la salle, ils découvrent trois microscopes sur leurs plans de travail qui éveillent immédiatement leur curiosité. Je propose à l’équipage d’y céder, de se servir de ces outils pour observer tout ce qu’ils ont toujours voulu voir de plus près, d’observer tout l’univers observable depuis notre microcosme d’école primaire. Les jeunes chercheurs ne se font pas prier et se mettent rapidement en quête d’objets à analyser. Les premières images sont des collectes de vides poches - morceaux de papiers et vieux chewing-gums. Puis, leur attention prend de l’ampleur, ils chassent les objets les plus insolites, se déplacent pour observer les murs, se regardent mutuellement sous tous les angles. Nicole dispose des trouvailles lui appartenant sur les tables, des merveilles végétales et minérales aux textures microscopiques trompeuses. Nous nous perdons dans des variations pluri-dimensionnelles. Les peaux et les tissus se fractalisent, les pierres deviennent des paysages et alors le “fantastique naturel” de Roger Caillois prend tout son sens. Dans ses écrits sur les pierres, Caillois nous partage tous les enseignements qu'il reçoit de leur beauté, de leur mystère, de leur sérénité, de leur éloignement de l'homme.

    • “Je parle des pierres : algèbre, vertige et ordre ; des pierres, hymnes et quinconces, des pierres, dards et corolles, orée du songe, ferment et image ; de telle pierre pan de chevelure opaque et raide comme mèche de noyée, mais qui ne ruisselle sur aucune tempe là où dans un canal bleu devient plus visible et plus vulnérable une sève ; de telles pierres papier défroissé, incombustible et saupoudré d’étincelles incertaines ; ou vase le plus étanche où danse et prend encore son niveau derrière les seules parois absolues un liquide devant l’eau et qu’il fallut, pour préserver, un cumul de miracles. 
    • Je parle de pierres plus âgées que la vie et qui demeurent après elle sur les planètes refroidies, quand elle eut la fortune d’y éclore. Je parle des pierres qui n’ont même pas à attendre la mort et qui n’ont rien à faire que laisser glisser sur leur surface le sable, l’averse ou le ressac, la tempête, le temps.
    • L’homme leur envie la durée, la dureté, l’intransigeance et l’éclat, d’être lisses et impénétrables, et entières même brisées. Elles sont le feu et l’eau dans la même transparence immortelle, visitée parfois de l’iris et parfois d’une buée. Elles lui apportent, qui tiennent dans sa paume, la pureté, le froid et la distance des astres, plusieurs sérénités.
    • Comme qui, parlant des fleurs, laisserait de côté aussi bien la botanique que l’art des jardins et celui des bouquets – et il lui resterait encore beaucoup à dire – ainsi, à mon tour, négligeant la minéralogie, écartant les arts qui des pierres font usage, je parle des pierres nues, fascination et gloire, où se dissimule et en même temps se livre un mystère plus lent, plus vaste et plus grave que le destin d’une espèce passagère.” - Pierres, Roger Caillois, Gallimard, 1996

    Cet exercice d’observation bouleverse notre regard sur le monde microscopique. Nous lui trouvons même beaucoup de ressemblances avec le monde cosmique. Et cette impression se confirme lorsque nous étudions l’imagerie spatiale. Nous nous attardons sur des images de la couronne solaire obtenues grâce à la sonde Parker Solar Probe. Les flux solaires nous apparaissent comme de minuscules poussières coincées dans le sillon d’un disque.

    Partant de ce constat, je propose à l’équipage de créer ses propres images au rapports d’échelles ambiguës, à mi chemin entre le microscopique et le cosmique. Pour cela, les enfants disposent de fusains, une technique qui leur laisse la possibilité de tracer dans le flou ce qui doit être une vision abstraite de l’imperceptible.
    Leurs dessins s’améliorent d’essai en essai. Rassemblés en îlots de tables, les enfants réfléchissent par petits groupes une nouvelle fois. C’est l’inflorescence des héliotropes - inconsciemment, ils s’influencent. Je retrouve une harmonie de formes légères et circulaires dans un groupe, des lignes plus sombres et chaotiques dans un autre.

    L’ensemble des dessins brosse une entrée vers un inter-mondes troublant. Je m’imprègne des résultats graphiques de cette expérience pour nourrir mon projet d’installation.

    Expérimentation 5

    Écoute et pratique de la musique électronique

    Nous attendions cette étape du travail impatiemment : la création musicale. L’ambiance sonore qu’écriront les enfants grâce à cet exercice nous servira, par la suite, à structurer notre manuel d’instructions. Pour préparer les petits spationautes à recevoir leur nouvelle casquette de musiciens, je leur propose une séance d’écoute. Je leur diffuse du krautrock, de la musique électronique et ambient, des sons qui projettent dans des décors de science fiction - Brian Eno, Neu!, Vangelis, Klaus Shulze, Tangerine Dreams.
    Une fois les oreilles taillées sur les mesures de l’électro, les enfants découvrent un album entier de Kraftwerk, “Radioactivity”. Loin d’être rebutés par tous ces bruits inédits pour eux, ils se laissent porter et se balancent au rythme du compteur Geiger.

    La compréhension de la musique comme du langage ne tient pas seulement d’une représentation passive des informations acoustiques. Elle dépend surtout des analyses cérébrales complexes dont ces informations vont faire l’objet.

    Pour comprendre ce que chaque membre de l’équipage visualise en écoutant le disque, nous investissons le tableau du bureau de recherche. Nous y inscrivons tous les mots traduisant nos connexions de pensées jusqu’à ce que celui-ci en soit intégralement recouvert. Les enfants remarquent des répétitions, nouvelle preuve que la musique est capable de transporter les terrestres pour les réunir en un point unique de réflexion.

    Je poursuis la fertilisation des héliotropes en matière de musique électronique à l’aide du stupéfiant documentaire “Sisters with transistors” 1. En plus d’être un très bon support pour l’explication de cette genèse musicale, il me permet d’aborder le travail révolutionnaire de quelques femmes qui manquaient cruellement à mon corpus de références.

    • “Constitué de témoignages et d’archives précieuses, le documentaire de Lisa Rovner redonne voix et visage à ces exploratrices de dimensions musicales littéralement inouïes à leur époque. Au cœur de leurs studios-laboratoires, peuplés d’enchevêtrements de câbles multicolores, de bandes magnétiques, d’ordinateurs primitifs et de générateurs géants, ces fortes personnalités ont pris leur destin en main au mépris des usages, pour revendiquer leur indépendance de démiurges sonores. Ce récit vibrant, raconté par l'Américaine Laurie Anderson, autre grande figure de l’expérimentation musicale, leur rend justice.“   -https://www.arte.tv/fr/videos/104017-000-A/sisters-with-transistors/

    Les jeunes chercheurs sont bien en phase avec tous les éléments que je leur ai apporté. Il est temps de passer à la pratique. Bastian Peyroux, un membre de la section électro-musicale, rejoint l’équipage Héliotrope pour une session découverte d’étranges instruments. Après une brève démonstration, l’expérimentation prévue nous permet à tous d’enfiler une nouvelle casquette, celle d’apprentis électro-musiciens.

    Tour à tour, les enfants se retrouvent aux commandes instrumentales serties de mille boutons énigmatiques et de câbles serpentant tous azimuts. En échangeant avec le nouveau membre de l’équipage, ils apprennent à apprivoiser ces machines étonnantes. Bastian les guide dans leurs manipulations mais les laisse toujours libres dans leurs choix de sonorités. Tous les mots que nous avons récoltés plus tôt au tableau leur sont bien utiles à ce moment là. Ils résonnent comme des objectifs à atteindre pour chaque séquence. Avec tout leur sérieux et leur détermination pour cette mission, ils construisent des atmosphères sonores sophistiquées, pleines de souffles et de ruptures, de tensions et de calme.

    À l’issue de cette expérimentation nous obtenons quatre pistes musicales aussi intéressantes que cacophoniques. Mais les enfants, trop fiers, n’en ont que faire. Ils trouvent ça “trop beau pour les oreilles”. Nous “nettoierons” tous ces sons avec Bastian afin d’en retenir les huit minutes les plus pertinentes.

     

    (LA SUITE DES ARTICLES EST A RETROUVÉ VIA CE LIEN : https://www.maevaferreiradacosta.com/creationencours6 )


    1 - Sisters with transistors, Lisa Rovner, 53min, Royaume-Uni, 2021