transformateur éléctrique

La parole (extrait du texte)

Publié par Antoine Thiollier

Journal du projet
Littérature Théâtre Philosophie

Cet extrait du texte constitue un décrochage dans le roman ; le narrateur, jusqu'alors discret, s'exprime directement tout en s'excusant, par pudeur, de ne pas raconter en détail les événements qui font la toile de fond du récit.

Les sources sont nombreuses. Et je ne reviendrai pas en détail sur ce qu’il s’est passé les jours, les nuits, les semaines qui ont suivi car cela se joue dans cette autre ville. Je n’y étais pas. Mais j’ai tendu une toile sur laquelle est venu se refléter quelque chose. Au choix, un grand brasier de fête ou une orgie sanguinaire ? Ce qui révoltait nos enfants, nos camarades, alors, c’est que la parole avait perdu ce qui faisait d’elle quelque chose. La parole plus que les voitures était partie en fumée, la parole était devenue une arme inégalitaire car elle n’était dans l’instant jamais partagée. La parole prenait corps à la télévision, à la radio, et la parole mentait, temporisait, trompait la vérité. Chez certains, les policiers mis en cause notamment, la parole consistait à garder le silence. On disait, on répétait par exemple : ils n’étaient pas poursuivis. On savait très bien qu’ils l’étaient. Les faits mêmes ne pouvaient rien contre la parole. Et la parole biaisait, et dans la bouche des salades politiques elle se mettait au service d’un point de vue, d’une vie représentée qui niait les leurs, vécues. Rien ni personne n’y pouvait rien, et contre personne. La parole, qui signifiait alors « pouvoir », la parole, bien que violente, était maîtrisée et paraissait sereine. Mais la parole n’a jamais autant tremblé, elle répétait son incompréhension, puis s’imposait par des images on ne peut plus habiles : pourquoi s’en prendraient-ils même aux pompiers, c’est inhumain, le summum ! La racaille, la barbarie ! Et un jour même la parole a pensé pouvoir dire que ces enfants avaient mérité de — je n’ose presque pas l’écrire — mourir. La révolte des frères, mise en scène en émeute pour mieux discréditer les failles de la parole, était devenue un crime contre l’Etat, un crime contre la police, et ô sommet de l’art oratoire, un crime contre la justice. Et donc, on n’y pouvait rien si les vrais criminels étaient, par un pli d’infortune, en quelque sorte, déjà jugés. La parole est une magicienne puissante puisque la balance où se pèsent les faits penchera toujours de son côté.

Terreau Terreur (extrait), avril 2019