Le Douanier Rousseau, Paysage exotique, 1910

Motifs (4/4) La Chaîne

Journal du projet

Après la période de recherche en ateliers avec les enfants, il est venu le temps de composer à partir de cette matière. Selon les classes, le processus a été différent et quatre objets chorégraphique ont émergé, dont deux qui ont été repris pour la création finale. J'explique ici les procédés et présente les objets qui en ont découlé.

La question de transmettre, j'y reviendrai dans un autre article de manière plus ample, en l'ancrant dans une histoire de ma pratique. Néanmoins, méthodologiquement, elle s'est posée pour moi de manière cruciale à mi-parcours du travail avec les enfants.

Que je leur transmette quelque chose, moi, cela allait plus ou moins de soi et pouvait se faire dans à peu près n'importe quel cadre. Tout allait très bien en atelier, où je travaillais avec chaque classe relativement indépendamment des trois autres. Or, l'objectif de création était de faire danser tous les enfants (peu ou prou a nombre de cent vingt) ensemble, simultanément dans le même espace, c'est-à-dire d'écrire non pour quatre groupes différents mais pour un groupe d'autant divisé en quatre.

Je créais des modules chorégraphiques pour chaque classe en me disant que chaque classe allait apprendre aux autres... Était-ce réalisable ou naïve ambition ? Pouvais-je me permettre de prendre le risque aussi important de devoir présenter quatre tableaux sans lien ? Faire l'aveu de n'avoir non pas pu gérer le groupe mais simplement le temps d'écriture ? Enlever ce plaisir aux enfants de danser en dehors des frontières de leur classe ? Blesser mon ego (aussi) de n'avoir pu mobiliser tous ces enfants ? Mais surtout, COMMENT allaient-ils pouvoir apprendre ce qu'ils étaient en train de formaliser ?

Je décidai donc, risque pour risque, de faire des élèves d'une classe mes cobayes.

Je divisai la classe en deux groupe et donnait à chaque groupe la tâche de composer un moment dansé à partir de ce que nous avions travaillé ensemble pendant deux semaines. Pour ce faire, je leur donnai cinq minutes et la consigne de ne faire appel à aucun arbitre extérieur. Qu'ils soient responsables de leur création.

Le temps écoulé, un groupe vint présenter son objet à l'autre groupe. A la fin, le groupe spectateur critiqua ce qu'il venait de voir (l'exercice de spectateur et de critique, je n'en ai pas parlé, mais il a été constamment présent en atelier et l'a été aussi jusqu'à la fin), puis le groupe danseur répondit à la critique. Je fis des retours en dernier. Et inversement.

(Ci-après, je décris les modules à leur point d'aboutissement, après un travail en dehors de mes présences, avec l'une des institutrices)

Objet n°1 : la farandole (chaîne ouverte). Les enfants ont les yeux fermés, sauf le meneur. Il doit activer le regard périphérique et anticiper la forme qu'il veut donner à sa farandole, repérer sa circulation dans l'espace à parcourir. Le meneur dessine un huit dans l'espace avec son ruban de camarades. Puis il revient de manière constituer une ligne droite. De chaque extrémité, six enfants se détachent et se mettent face à face. A un certain signal chacun se met à courir en direction de ceux d'en face. Les deux lignes se croisent en un saut de biche et échangent leur place.

Objet n°2 : la ronde (chaîne fermée). Les enfants constituent une ronde ; pour ce faire ils se tiennent les mains et écartent les bras le plus possible. Ils se lâchent la main et s'allongent au sol. Lentement ils se relèvent, se rendent les mains ; l'un d'eux avance, recule, dirige les autres. La ronde des naufragés ne tourne pas, elle joue comme une bulle de savon en formation, forme fermée mais polymorphe. Le meneur passe sous les bras de deux de ses camarades, le reste s'engouffre dans la brèche et la chaîne se retourne comme un gant. Elle reprend un forme circulaire. Arrêt. Trépignements. Les enfants se dirigent vers le centre, agrégat piaffant. Puis ils se reculent, reforment le cercle, tombent à genoux, lèvent un poing et frappe le sol.

Je leur demandai de reprendre leur chorégraphie en fonction des retours. Trois minutes d'autonomie.

Le premier groupe vint présenter à nouveau son objet puis je chargeais les enfants d'apprendre cette chorégraphie aux spectateurs. Trois minutes.

Je comptais sur plusieurs choses pour que cette expérience fonctionne :

D'abord sur la répétition imposée aux enfants de leur propre objet chorégraphique, car elle permet de faire passer le mouvement de la mémoire immédiate à la mémoire corporelle, beaucoup plus profonde et durable ; c'est d'abord, pense-t-on, un effort intellectuel (il faut se rappeler, mettre bout à bout ce que l'on vient de créer), mais la répétition permet avant tout de se tromper et de retrouver ainsi les bonnes circulations du mouvement dans le corps.

Ensuite sur la mémoire visuelle des spectateurs ; en regardant un objet mouvant (à plus forte raison si on le regarde plusieurs fois), les neurones miroirs s'activent. Ils permettent de faire que nous comprenions ce que nous voyons, de reconnaître le mouvement que fait l'autre et ainsi de pouvoir le reproduire. Si la mémoire corporelle est assez développée, cette reconnaissance peut conduire plus rapidement à la reproduction exacte du mouvement.

Enfin, sur la verbalisation du mouvement : le danseur doit pouvoir expliquer ce qu'il fait, par où le mouvement passe, pourquoi il le fait, les images qu'il invoque. Arriver à expliquer et à recevoir l'explication permet de dépasser une reproduction mimétique du mouvement (cf, Occuper l'espace, « le pointeur ») et rendre au mouvement le plaisir de faire initial, et donc de lui donner du sens.

Les objets ont pu ainsi être transmis rapidement et travaillés en doublant le nombre de danseurs. Mais il n'en restait pas moins que la base de ces deux modules chorégraphique avait été travaillé en amont en atelier : l'assimilation du mouvement était donc facilitée. Restait à voir si cette technique était efficiente pour chaque module, dont certain partait de mouvement et de système d'écriture entièrement différents (cf La Passacaille).

Photo : Le Douanier Rousseau, Paysage exotique, 1910

Thème(s)
Corps et geste