collège

Quelque chose va se passer (extraits)

Publié par Antoine Thiollier

Journal du projet
Littérature Théâtre Philosophie

Dernier extrait, juste avant la mise en marche, "l'événement" au coeur du roman.

Comme prévu.

On avait participé aux cours, mangé à la cantine le plus gaiment possible sans penser aux événements qui allaient suivre et qu’on allait provoquer. Chacun était libre de s’abandonner à vivre ces dernières heures tranquillement car le plan était précis, les tâches bien réparties et les volontaires nombreux. On était presque froids et quelque part au fond de soi on se demandait s’il allait réellement se passer quelque chose. Vers quinze heures, il se mit à pleuvoir et un petit orage remouilla le bitume du collège. Puis, le soleil parut légèrement. La sonnerie de fin d’après-midi retentit et les premiers élèves, insouciants, se précipitaient vers la sortie. Deux surveillants étaient déjà en place pour le contrôle. Cependant, un groupe d’une vingtaine élèves allait s’installer en retrait sur l’herbe, bien au fond du terrain. 

– Est-ce que c’est l’heure ? demanda Julien.

– Bientôt, dit Awa, il manque encore les grands.

(...)

Dans ce moment, Reda observait Julien. Il regardait doucement les boucles noires qui tombaient sur son front et dont les courbes répondaient parfaitement à la forme ovale de ses yeux, noirs aussi ou bruns profonds. Il ne s’était jamais approché d’assez près pour savoir. Tout était plaisant dans cet ami. Et quand parfois non seulement la face mais tout le corps de Julien, toute sa personne devenait sombre, inaccessible et comme retirée, absentée du monde, cela ne le dérangeait point, cela ne changeait rien à son désir de juste regarder. Il y avait une forme de beauté qui prenait et qui tenait comme parfois le froid prend et la neige tient.

(...)

Puis, on aperçut les dernières classes sortir. 

Mais seule une grosse dizaine d’élèves les rejoignit. La majorité, et pas les moins zélés, se dirigeait vers la sortie, sortait même et s’en allait. 

Une absence, un oubli ? Une trahison, ni plus ni moins, pensèrent-ils. 

Alors, sentant monter la rage, Julien, lui, tapait si fort du pied dans l’herbe que, l’écrasant sous la semelle de sa chaussure, et d’ailleurs — l’herbe était naturellement verte mais déjà bien sèche malgré l’orage — une autre couleur remplissait petit à petit le carré de sol à ses pieds. Par petits bouts, irréguliers et discontinus, une couleur anodine et presque mystique advenait. Une de ces couleurs qui a lieu sans avoir lieu, qui sort là, qui a sa source dans ce piétinement répété à son insu. Et ces tâches, prenant centimètre par centimètre sur le vert du gazon, ces tâches étaient de l’ordre du marron — c’est-à-dire pourtant une couleur moyenne qui ne dît, ne symbolisât rien. Et ne sachant non plus décrypter ce message, mais lui qui observait toujours ne se formulait rien, Reda y sentait, y voyait presque comme l’affirmation soudaine d’une force dans le médium du spectre. Et cette chose ne dit rien qu’elle ne dit pas. Ne représente rien qu’elle ne représente pas. Elle survient, voilà. 

(...)

Poursuivant, Julien saisit le bâton, le bâton qu’Awa avait posé à ses pieds. Ils crurent tous qu’il allait frapper le sol ou quelqu’un mais il le tenait fermement à la hauteur de son flanc et, ainsi, il prolongeait son corps d’une manière étrange. Il regarda Reda longuement. Ce regard était calme et pourtant Reda pensait à ce qu’il avait écrit la veille dans sa chambre : « quand il me fixe des yeux, son regard est un sabre, aussitôt rouge comme le sang, de sang même taché en un instant, ça me fait mal et ça me fait du bien ». Reda voulut prendre lui aussi un bâton mais il hésitait. Il était perdu dans le corps de Julien. On était pourtant au moment décisif mais tout était comme inversé. Le temps n’était plus le temps. L’action était l’inaction.

– Allez, allez, une autre fois ! dit Julien sans prendre de précaution avec ce qu’il venait de comprendre. Il détourna les yeux, honteux, vers Awa et haussa les épaules en même temps qu’une torsion défigurait lentement le bas de son visage, qui restait beau. 

– Julien, as-tu pris le couteau ?

– Non !

– Pourquoi ?

– On est pas vraiment nous-mêmes avec un couteau : ou on triche ou on est trop proche du meurtre. J’aurais au moins compris ça. Un bâton suffira. C’est une canne, c’est un mètre, c’est une épée, non ? C’est tout ce dont nous avons besoin.

Et il ajouta, avant de lever le bâton en direction du bâtiment :

– Je crois.

(...)

Par réflexe, Reda attrapa la main de Julien si bien qu’il tenait la main qui tenait le bâton, qu’ils tenaient donc ensemble le bâton qui s’était levé. Sa peau touchait la peau de l’autre garçon. Il avait l’impression que les doigts de cette autre main, au lieu de serrer ce qu’elle retenait, serrait sa main, l’élargissait, se dilatait, gonflait, poussait, oui, l’espace de contact et de pression. Et même devant l’incertitude des événements à venir, c’est cette peau devenue tactile qui représentait pour lui, pour eux peut-être, le plus grand saut dans l’inconnu. L’atmosphère de fête macabre qui s’était emparée des autres le reprit là au seuil de cette découverte, dans cet ultime retard avant le déclenchement, dans la gêne du toucher, après celle du regard.

– Tiens ! prends le mien, dit Julien qui décidément avec Reda ne savait plus quoi faire.

– Plus personne ne viendra, dit Charlotte. Combien nous sommes ?

– Trente-six.

– C’est suffisant.

– Et bien voilà, chacun a son bâton. S’il faut frapper, frappons. Ils sont terribles, soyons terribles !