Le landau d'Héritages

Résidence au Logelloù- Aiguiser ses choix

Publié par Camille Le Jeune

Journal du projet

Du 22 au 28 avril, j'étais en résidence au Logelloù, lieu artistique géré par l'Association Fur Ha Foll, à Penvénan dans les Côtes d'Armor. La première occasion pour moi de travailler cette création dans son pays d'origine : le Trégor.

J'étais accompagnée par la metteure en scène nantaise Marion Thomas pour le début de cette résidence.

Nous avons retraversé la première étape créée à Honolulu-Nantes, un peu plus d'un mois plus tôt.

Pour cette fois, nous avons choisi de partir vers un jeu plus contrasté.

Contrastes

Je crains, en effet, de tomber dans le piège de mon propre texte et d'adopter un jeu trop monochrome basé sur la couleur de l'intime. Les contrastes, on a déjà pu les accentuer grâce aux personnages du conte de Maryvonne, mon aïeule. Pour raconter son histoire, les faits réels, j'ai choisi d'accentuer les traits des personnages de son père, de sa mère et d'une guérisseuse, en m'inspirant à la fois des histoires racontées dans les veillées bretonnes collectées par Luzel, qui sont très inscrites dans le paysage trégorrois de l'époque, et des contes plus fantastiques. Ainsi, dans un décor de grande misère paysanne et rurale, sur fond de croyance et de crainte des esprits (l'envoyé de la mort avec sa faux montée à l'envers et sa charrette, connu sous le nom de l'Ankou, les lavandières de nuit qui attirent près des lavoirs les voyageurs attardés..) les protagonistes prennent l'allure des personnages des contes fantastiques. Le diable vient également proposer un pacte au père de Maryvonne, afin que ce dernier sauve sa fille de la vie misérable qui l'attend, en échange de son âme. J'étire le jeu des différents personnages pour donner aussi plus de relief à celui de la mère, celle qui est dans le présent de la fiction, et qui joue le rôle de conteuse pour son nourrisson dans le landau. Il s'agit donc pour moi, comédienne, de donner à voir cette jeune mère qui se laisse embarquer dans son récit, prend plaisir à raconter cette histoire, s'en amuse, même si dans le fond, il s'agit bien d'un drame.

Séraphine, la vieille guérisseuse
Séraphine, la vieille guérisseuse
Extrait d'Héritages au Logelloù
Extrait d'Héritages au Logelloù

Un Il était une fois sans édulcorant

En racontant l'histoire de cette mendiante handicapée qu'était mon arrière-arrière-grand-mère, j'arrive nécessairement au point d'attache que j'ai avec elle : son fils, mon arrière-grand-père. Or, vivant de la charité des gens, sans cesse sur les routes, et non mariée, ce sont de rapports non consentis que sont nés les cinq enfants qu'elle a eu dans sa vie.

En ouvrant mon travail à quelques proches à la fin de ma semaine de résidence au Logelloù, je me suis aperçue de combien un tabou pouvait endommager la liberté ; au théâtre comme dans la vie. Liberté d'expression, de création, et même de pensée.

Raconter l'histoire de Maryvonne et taire les viols qu'elle a vécu, ou du moins éviter d'en parler en utilisant précisément ce mot-là, c'est justement faire le jeu du tabou, faire le jeu de la bienséance, pour préserver le public d'un malaise qu'il pourrait ressentir.

Paradoxalement, employer le mot viol sur scène c'est inscrire le spectacle dans la catégorie des spectacles féministes, politiques. Et pourquoi pas, après tout ?

Là n'est pas la question. Ce que je déplore, c'est de me retrouver face au choix à faire entre l'une et l'autre, de ne pas avoir de troisième option... Pour l'instant !

À la fin de cette résidence, j'ai pris conscience d'ô combien il m'importait de pouvoir jouer ce spectacle, d'énoncer (et dénoncer) ce que cette femme a vécu, mais sans l'associer à de la colère ou de l'agressivité. Mon but n'est pas de mettre le public mal-à-l'aise en exposant devant lui un tabou (car, malheureusement, malgré les mouvements comme metoo et balance ton porc de ces dernières années, oui, parler de viol aujourd'hui est encore tabou). Mon but est de pouvoir simplement raconter l'histoire de mon arrière-arrière-grand-mère, sans l'édulcorer. J'ai la conviction que c'est aussi en commençant par là que les mentalités peuvent évoluer, et les langues se délier. Si on exclut ce mal de notre langage, on exclut aussi ses victimes. Même si ma grand-mère m'a toujours raconté cette histoire en utilisant le verbe profiter (de), il me semble juste, et pour la mémoire de Maryvonne, et (surtout) pour les femmes d'aujourd'hui qui sont victimes de violences sexuelles, de nommer les choses par leur nom ; appeler un chat un chat, et un viol un viol.

Il ne s'agit pas pour moi de résumer ou réduire son histoire aux agressions qu'elle a subies, mais simplement de ne pas les occulter. Elles font ni plus ni moins partie de son histoire, et par conséquent du spectacle que je suis en train de créer.

 

Maintenant, une autre question s'ouvre devant moi : comment, avec un même texte, puis-je rester fidèle à mes objectifs, tout en veillant à ce que ce spectacle soit tout public ?

 

Le lendemain de mon ouverture au public invité, je recevais au Logelloù les élèves de la classe de Saint-Péver pour qui j'allais également présenter mon travail. J'ai alors botté en touche en n'allant pas au bout de mon étape de création, mais en arrêtant le récit au moment où Maryvonne se retrouve mendiante. Cette solution a été possible dans ce cadre-là, et a même entraîné la possibilité pour les enfants d'imaginer la suite de son histoire.

Pour une future présentation publique, je n'ai pas encore trouvé la réponse à ma question.