Sortir !

Sortir !

Publié par Juliette Mézenc

Journal du projet

Le plateau : des nappes basaltiques refroidies, avec des sucs et des sapins et des vaches et des marmottes et aussi une poignée de paysans et de marcheurs dessus.

Il y a plus de 6 millions d'années

 

 

Un marcheur n'aurait vu qu'une grosse pierre noire de plus. Un enfant aurait dit regarde ce drôle de caillou on dirait un monsieur. Un géologue se serait peut-être arrêté, aurait frappé de son marteau léger un éclat de la roche et se serait étonné du son sourd produit, loin de celui attendu, très clair, rendu par la phonolite, cette lave montée du manteau qui s'est amassée dans des chambres magmatiques de la croûte terrestre, y a séjourné longtemps, très longtemps, s'y est refroidie et chargée en silice, avant de progresser très lentement vers l'air libre où elle n'a pas jailli, n'a pas même coulé, ou si peu, trop solide déjà pour s'épancher, se répandre. Cette lave donc, devenue très visqueuse au contact des parois de cavités souterraines, est sortie très lentement, par poussées successives, s'est accumulée au-dessus de sa cheminée et a formé peu à peu des masses oblongues, sombres, hérissées, fissurées de rouge, qui se sont solidifiées dans le temps pour donner ces drôles de monts, des pains de sucre très noirs qu'on appellera sucs. C'était il y a plus de six millions d'années, ça se passait ici, sur ce territoire déjà couvert de laves beaucoup plus fluides qui avaient formé plateau. Le plateau : des nappes basaltiques refroidies, avec des sucs et des sapins et des vaches et des marmottes et aussi une poignée de paysans et de marcheurs dessus.

 

Il se trouve à mi-hauteur d'un suc.

Il est une Klingstein, quasi. Traduction : pierre qui résonne, devenue un jour phonolite, plus scientifique.

A l'état de lave refroidie, quasi, il se dit vaguement qu'il a trouvé sa vocation. Un gros caillou obtus, voici ce qu'il voudrait être.

Extrait de Des espèces de dissolution (en cours), récit intimement lié au plateau ardéchois et qui irrigue l'Almanach Mézenc (en cours) de bien des manières. Et réciproquement.

 

Le 9 mai prochain

Je repense à ce passage tout en préparant la « sortie » sur le plateau prévue avec les enfants de l'Ecole Germaine Tillion. Ce sera en mai et nous écrirons pendant et après l'ascension du Mézenc, à partir des perceptions recueillies lors de la marche et avec la carte géologique du territoire parcouru en regard. Je réalise aussi que les connexions sont décidément puissantes entre ce récit (en cours) et le Journal du brise-lames (en cours)(même si plus avancé).

Elle regarde aussi et s’absorbe dans ce qu’elle regarde, de minuscules coquillages massés au creux d’un minuscule trou dans le béton.

Elle aimerait être l’un deux, froid, gluant, merveilleusement vivant, elle aimerait avoir comme eux une carapace noire et luisante, l’opposer au monde, opposer cette matière dure et lisse à la mer, et être dessous, élastique, tendre, gélatineuse, rivée à la paroi du monde, obstinée dans l’attachement. Un tout petit être obtus. Voilà ce qu’elle voudrait être. Elle vient de trouver sa vocation. Une vie qui tire vers le minéral. Liquider l’animal, trop chaud, trop imprévisible, trop de mouvements et de contraintes, trop de frottements, épuisants frottements. Non, elle sera une construction inédite de molécules, elle ne sait encore trop laquelle, faut lui laisser un peu de temps. C’est pas évident.

Performance Journal du brise-lames, avec Stéphane Gantelet (crédit photo : Sophie Thomas)
Performance Journal du brise-lames, avec Stéphane Gantelet (crédit photo : Sophie Thomas)