« Dis-moi » se situe entre littéraire et performatif. C’est une boîte à histoires et une oreille à témoignages. « Dis-moi » c’est une recherche dont le point de départ est l’indicible, mais l’indicible comme potentialité : l’urgence de l’énonciation et son impossibilité nous obligent à trouver les mots, quitte à les créer. « Dis-moi » c’est un recueil de fictions et une série de performances qui interviennent là où les mots manquent et qui nourrissent l’écriture. Dis-moi s’intéresse aux paysages intérieurs et aux langues personnelles qui en découlent, des langues fantômes, des langues incorrectes, des langues révoltantes, des langues qui trébuchent.
J’ai ma langue hésitante à moi, c’est aussi ma langue d’écriture, c’est une langue qui ne m’appartient pas et qui me résiste. Mon français est tordu et incorrect, mais je l’ai choisi. J’aime les mots qui se doutent, j’ai envie de tournures alambiquées et maladroites, en correspondance parfaite avec les expériences vécues. Est-ce qu’on peut s’approprier une langue qui n’est pas à nous? Je crois que les histoires ont besoin de langues différentes : quand une histoire apparaît à l’intérieur de nous, nous pouvons alors déduire la langue dans laquelle elle doit être écrite. J’aime écouter les langues des autres: de ceux qui hésitent, s’arrêtent, dans une urgence silencieuse afin de trouver des mots qui soient précis, de ceux qui utilisent des mots inadaptés. Ce sont parfois des mots inadaptés qui sont les plus justes. J’aime écouter ceux qui parlent lentement parce leurs mots les fuient, ceux qui cherchent les mots dans une langue qui leur est étrangère. J’aime écouter les enfants, dont les mots sont directs et mal élevés, qui volent des expressions d’adultes pour leur donner d’autres significations. J’aime les langues fragiles qui laissent les paysages de ceux qui en parlent apparaître en creux. Est-ce que la langue que nous parlons cache d’autres langues, des langues “fantômes”? Ce projet se voit en forme de livre de fictions poétiques autant que narratives, c’est une série de portraits et d’histoires qui portent sur des situations où un problème d’énonciation peut avoir lieu : une prise de parole dans une langue que l’on ne maîtrise pas, dans une langue qui n’est pas à nous, ou dans une langue qui ne nous est pas suffisante. C’est une série de fictions où les situations décrites ci-dessus et d’autres possibles deviennent propices à l’apparition de langues personnelles, qui dans leurs irrégularités correspondent mieux à ce qu’elles sont censées exprimer. Ces fictions inspirées du réel explorent aussi ce que j’appelle les langues-à-soi, la langue que chacun d’entre nous porte en lui, une langue qui reflète nos expériences, nos personnalités, nos aspirations. Les silences y retrouvent leur sens aussi. Je ne peux pas dire quelque chose parce qu’il n’y a pas de mots pour le signifier ou parce que le fait même de prendre conscience de cette chose et de le dire va être trop fort, parce que l’expérience qui précède la langue est en dehors des mots qu’on avait avant. Ce qui m’intéresse pourtant dans l’indicible, c’est de percevoir ce moment de silence comme un mode de discours. Dans son dialogue avec Ann Smock dans "Speaking without being able to", Jean-Luc Nancy parle du "retrait" comme d’une action d’enlèvement (dans ce cas d’un mot, d’une possibilité de dire) qui correspond d’une manière paradoxale au geste de laisser un trait ou une trace de ce qui a eu lieu avant d’être retiré, d’une présence d’autrefois. Je veux ainsi voir l’indicible comme présence d’une énonciation retirée ou potentielle. Je m’intéresse aux situations où cette énonciation retirée prend place dans la langue d’une personne, dont les lacunes et les bégaiements nous communiquent quelque chose au-delà de la signification. Dans ce projet je prévois que le performatif intervienne assez tôt et accompagne mon écriture, une performance y devient une possibilité d’explorer ce sujet dans une interaction, ce sera également une invitation pour ceux qui voudront en parler de témoigner de leur propres expériences. Est-ce que ce qui ne peut pas être dit peut être exprimé par un geste? Qu’est ce qui se passe quand on est silencieux dans un temps réel dans une situation où l’on attend notre énonciation? Est-ce qu’une action dans un espace public peut nous aider à trouver notre langue à nous, est-ce que la présence du sujet de la langue et de l’interlocuteur peuvent permettre à cette langue à soi d’être comprise ? Il s’agira ainsi de lectures trébuchantes, de chutes d’objets, de moments de silences, de gestes, de lectures sous-titrées, accompagnées de vidéos. La résidence au sein de l’école d’accueil me permettra d’avoir un temps privilégié avec les élèves où lors de nos discussions nous pourrons questionner leur rapport à la langue orale et écrite et toutes ses utilisations possibles dans le cadre scolaire et également dans le contexte de leur vie quotidienne en dehors de l’école: les mots qu’ils aiment ou qu’ils n’aiment pas, les mots qu’il ne comprennent pas, les mots qu’ils créent et les mots qu’ils utilisent d’une manière décalée et inventive avec leurs amis, dans des échanges de vive-voix mais aussi par écrit — des textos, des messages sur les réseaux sociaux. Le fait de créer avec eux me permettra de comprendre d'où vient leur langue, d’avoir accès à leur monde imagé et aux histoires qui résonnent dans leurs paroles. Dis-moi est ainsi une recherche qui naît dans l’écoute et le partage, sa méthode est la fiction, son terrain est la performance. Une résidence au sein d’une école sera à la fois une plateforme d’expérimentation et de co création, mais également un espace de partage et de transmission.
Landes
Par le(s) artiste(s)