Un soir, en prenant le métro, mon regard a été attiré par un trio de femmes âgées conversant et riant sans s’arrêter, droites comme i, infatigables. D’un coup, je me suis vue assise sur mon siège, toute ratatinée et me suis sentie plus âgée qu’elles. Les trois personnages de ma bande-dessinée, Corinne, Marthe et Anouk étaient là, devant moi. « En attendant la faucheuse » narre les aventures de trois septuagénaires qui ont décidé de vivre en colocation et de profiter, coûte que coûte, du temps qui leur reste. Le titre, teinté d'humour noir, donne le ton et promet une aventure existentielle. Il nous semblait intéressant à Thomas Pavot, l'illustrateur, et à moi-même, d'embarquer des enfants dans cette épopée du quotidien et d'enrichir la destinée de nos personnages grâce à leur regard. Ils pourront, par le biais de ce médium, découvrir les matériaux avec lesquels nous travaillons et imaginer avec nous des pans de la vie de nos personnages.
En débutant l’écriture je me suis remémorée une discussion que j’avais eue quelques années auparavant avec ma mère. Celle-ci avait émis le souhait, aux premiers jours de sa retraite, de s’installer avec des amies plutôt que de vivre en couple jusqu’à la fin de sa vie. Elle n’a finalement jamais sauté le pas et est restée vivre avec mon père. J’ai alors imaginé ce qu’aurait pu être sa vie si elle en avait décidé autrement, alimentant mes réflexions par des lectures d’articles, de romans et d’essais dont le très beau livre de Simone de Beauvoir sobrement intitulé La Vieillesse. J'ai donc commencé à écrire mais, très vite, je me suis aperçue qu'il me manquait des éléments documentaires. Je suis donc allée à la rencontre des femmes de la communauté montreuilloise Les Babayagas. J’ai commencé à les fréquenter, à passer du temps avec elles, à assister aux événements qu’elles organisent dans leur immeuble commun. Chacune d’entre elles est locataire d’un appartement mais elles partagent une buanderie et un espace de convivialité. Leur credo : Féminisme, solidarité et écologie. Au fil de mes entretiens, ces femmes ont inspiré des traits de caractère à mes personnages et les rencontres avec elles ont nourri ma matière scénaristique. Leur manière de vivre, d’envisager la cohabitation, leur ouverture au monde ont conforté mon désir d’écrire sur ce qu’on ne montre pas des personnes âgées : leur perfectibilité et leur désir de vivre intensément. Elles tordaient le cou à bon nombre de préjugés sur le 3ème âge. Toutefois, derrière le tableau positif et plutôt joyeux qu’elles dressaient, pointait aussi une forme de mélancolie. Tout en menant une vie sociale active quelques femmes se sentaient exclues de la société et surtout isolées des jeunes. Un isolement d’autant plus prégnant chez les femmes qui n’avaient ni enfants ni petits enfants. Ces échanges m’ont convaincue de répondre à l’appel à projets lancé par Création en cours. La démarche de ce dispositif, tout à la fois porté sur la création et la transmission, semble réunir les deux volets qui me tiennent à cœur. Je conçois la résidence comme une opportunité pour échanger autour de la transmission entre générations et évoquer la notion d’héritage avec des enfants. Il s’agit également de comprendre comment sont perçues les personnes âgées par les plus jeunes et de déterminer avec eux, à partir de leurs observations, de leurs remarques et peut-être aussi de leurs idées reçues, de quelle manière nous pourrions, ensemble, les représenter dans leur diversité en dessins et en bulles. En ce sens, travailler avec des enfants peut être une aide précieuse pour nous. Le regard qu'ils posent sur leurs grands-parents, la manière dont ils perçoivent les corps des vieilles personnes, la façon dont ils appréhendent le cours de leur vie sont des sujets que nous voulons aborder dans la bande-dessinée. Plusieurs personnages secondaires de la BD n'appartiennent pas à la même génération que les trois amies. Thibault, le livreur de courses, est un jeune trentenaire qui leur donne des coups de main et qui deviendra, au fil du récit, un messager. Les petits-enfants de Corinne font aussi leur apparition se moquant tendrement des trois femmes et de leur mode de vie. Le fait de pouvoir créer au contact d'élèves et d'enfants nous paraît être une belle opportunité pour insuffler de la spontanéité et de l'humour dans le scénario et les dessins que nous imaginons. L'HISTOIRE Mon récit met en scène trois femmes âgées aux parcours et aux caractères très différents. Corinne, Marthe et Anouk sont amies depuis leur jeunesse mais ne partagent pas la même conception de la vie et de la retraite. Corinne, la dernière venue dans la colocation, a jusque là mené une vie plutôt « normée » et sans accroc. Mariée depuis 40 ans, elle a eu deux enfants avec Jean, son mari. Marthe, la sportive et la philosophe du groupe, est mère d’une fille et veuve depuis plusieurs années. C’est à la suite du décès de son mari qu’elle a décidé de s’installer avec Anouk. Vivre avec une amie était un moyen pour elle de conjurer sa solitude et de palier à son manque de ressources financières. Anouk, soixante huitarde dans l’âme, ne s’est jamais mariée et a fait le choix de ne pas avoir d’enfants. Malgré son apparente indépendance, elle cache une grande mélancolie. Je souhaitais, dès le départ, mettre en avant les disparités entre les trois amies et prouver qu’en dépit de leurs parcours opposés, elles pouvaient se retrouver et envisager la fin de leur vie ensemble dans une forme de cohésion. Les problèmes liés à la colocation (partage des tâches, ménage, budget, soirées communes) seront traités avec humour. Je ne souhaite pas m’attarder sur la nostalgie qu’elles peuvent éprouver mais plutôt sur leur vie présente et future. Mon scénario est structuré en trois axes narratifs. Il débute par le temps de l’installation : le récit s’ouvre sur Corinne qui vient frapper chez ses amies. Elle s’y installe quelques jours. Elle se persuade que cette situation est provisoire. Pour palier à sa solitude qui enfle à mesure que les jours s’égrènent, Corinne reproduit les gestes qu’elle a intériorisés pour accélérer le cours du temps : elle passe l’aspirateur, fait tourner des machines, erre au supermarché. A contrario Marthe et Anouk ne passent que très peu de temps dans l’appartement sauf lorsqu’elles y organisent des cours de yoga ou des dîners arrosés. Corinne sort de sa torpeur lorsqu’elle reçoit des papiers de demande de divorce. Cet épisode sonne le glas de sa vie antérieure et amorce le deuxième acte qui sera le temps de l’acceptation. Alors qu’elle décide de s’installer dans la colocation pour de bon, ses enfants sèment le trouble. Ils se montrent réticents au choix de leur mère qu’ils jugent infantile et l’exhortent à prendre un appartement pour elle seule ou, pire, à envisager une place en institut spécialisé. Mais Corinne tient bon et profite de cette nouvelle liberté pour réaliser un vieux rêve : apprendre l’anglais. Elle se met à fréquenter un club qui dispense des cours aux seniors. Elle y fait la connaissance de plusieurs personnes venant des quatre coins du monde et aux histoires rocambolesques dont Bilal, un vieil homme venu d’Algérie, qui tente de la séduire. De nouveaux rituels emplissent sa vie. Elle apprend qu’Anouk fréquente un homme de 20 ans son cadet tandis que Marthe, la lève tard, disparaît un peu plus chaque matin de manière énigmatique. Arrive alors le temps de l’émancipation qui constituera mon troisième acte. LE STYLE VISUEL Avec Thomas, nous avons commencé à concevoir les personnages, à leur donner des attributs, des attitudes corporelles et langagières. Son style graphique est assez réaliste mais lorgne parfois vers l'onirisme voire le fantastique. C'est le cas pour ses travaux précédents qui mettent en scène un lapin hybride en proie à des angoisses. C'est pourquoi nous avons choisi de collaborer ensemble pour ce projet car le point de vue interne de Corinne qui prend en charge le récit nous permet de divaguer, d'accéder à ses pensées, à ses rêves ou cauchemars. J'ai écrit le début du scénario à travers ses yeux afin de retranscrire sa vision du monde et permettre au lecteur de s'immerger dans son travail introspectif. Le trait un peu hésitant des dessins illustre la fragilité du personnage et la crise qu'il traverse. Il n'est pas question pour nous d'utiliser des matériaux sépia ou des couleurs trop ternes qui évoqueraient une forme de nostalgie, nous voulons, au contraire, travailler avec des couleurs vives (pour l'instant à l'aquarelle) pour rappeler la vie à chaque page qui se tourne.
Loire-Atlantique
Par le(s) artiste(s)