Olivier Menanteau explore le Grand Paris comme entité politique et donne à voir la politique en mouvements.
Cette nouvelle entité politique se composent de femmes et d’hommes, et d'autant d’élu(e)s mis(es) au défi d’inventer un cadre officiel à la nouvelle métropole et d’en façonner les contours. Le photographe capte l’image des discours, les corps de ceux qui parlent, qui négocient et décident, entre eux ou face aux citoyens. Il interroge la manière dont ces expressions s’intègrent au projet démocratique et se prolongent dans la société à venir.
Cette pièce réalisée entre octobre 2016 et mars 2017 regroupe les images de la vie politique de la Métropole du Grand Paris, des premiers conseils territoriaux, auxquels sont confrontées des photographies prises au cours de déplacements dans ces territoires et des textes de Nicolas de Condorcet. Ces textes caractérisent la richesse de la pensée politique de l’auteur de notre première constitution.
Les vingt photographies de Grand Paris-l’égalité, Le 13ème territoire montrent des hommes et des femmes négocier, consulter et voter les décisions qui doivent leur permettre d’administrer leurs douze territoires, constitués en Établissements Publics Territoriaux, en synergie avec un nouvel ensemble administratif : la Métropole du Grand Paris. Ce nouvel espace, délimité juridiquement depuis le 1er janvier 2016 par le législatif (lois MAPTAM et NOTRe), les oblige à partager leurs compétences et leurs ressources. Ils, elles, sont ici représenté(e)s pour la première fois ensemble, et montré(e)s dans un contexte inhabituel, celui d’une exposition. Ils, elles deviennent les sujets d’une réflexion sur l’Histoire. Ils, elles sont relié·e·s, par des textes à l’œuvre de Nicolas de Condorcet et la Révolution, moment fondateur de la République dont ils, elles sont les représentant(e)s.
Condorcet donne, dans son ouvrage Mathématique et société*, de multiples manières d’administrer les individus et de voter les lois qui vont les gouverner. L’acte électif basé sur la majorité des voix n’est pas si simple. Pour répondre à la question « qu’est-ce que la majorité ? », il est nécessaire de tenir compte de multiples critères. Condorcet nous le rappelle : quand même une classe opprimée renfermerait moins d’individus que la classe opprimante, cette majorité n’aurait pas sans doute le droit de soumettre le reste à sa volonté arbitraire. Le compromis et la négociation sont donc indispensables et ne doivent, en République, n’avoir que l’intérêt général comme visée.
Au sein de ma Métropole du Grand Paris, les sujets de ces compromis concernent le règlement des problèmes de la vie quotidienne des habitants dans une nouvelle échelle, celle de l’intercommunalité. Dans cette nouvelle entité, qui a agrandi et diversifié l’échelon communal, des villes voisines font l’apprentissage du partage de leurs affaires et de leurs prérogatives habituelles : ramassage des ordures ménagères, P.L.U., taux de logement sociaux etc. Les réponses de ces nouvelles assemblées aux enjeux imposés par cette mise en commun sont de niveaux différents, selon leur degré d’intégration et l’avancement de leur regroupement, leurs intérêts économiques, leur proximité historique ou culturelle etc.
Il manque au témoignage sur ces nouvelles instances, les comptes rendus écrits de leurs débats. C’est un paradoxe ; je n’ai pas été autorisé à les filmer ou à les enregistrer. Il faut préciser que la plupart des séances auxquelles j’ai pu assister, ont donné lieu au préalable, à des négociations compliquées avec les directeurs, directrices de la communication des territoires et avec l’autorisation “exprès” des président(e)s. Pour certains, ce fut difficile et j’ai essuyé un refus dans un cas : il n’y a pas de photographie du territoire Grand Paris Seine Ouest, car son Président, Pierre Christophe Baquet, maire de Boulogne Billancourt a refusé expressément ma venue. Le prétexte invoqué par la responsable de la communication, Mme L., est le caractère “politique” des photographies. Je pense que M. Baquet, sans avoir vu une seule image, en avait compris le sens, il y a encore des choses à cacher et donc à montrer dans le fonctionnement de nos institutions.
Durant ces trois mois de travail, je n’ai pas rencontré un seul journaliste de la presse écrite ou audio-visuelle. Il n’y a donc aucune autre trace, exceptée administrative des assemblées où se décide la vie quotidienne de sept millions d’habitants. La raison est-elle à chercher dans leur possible disparition après les élections, comme je l’ai entendu dans la bouche de certains conseillers territoriaux ? Ces assemblées forment de nouvelles tribunes où de nouveaux rapports de force et des ambitions personnelles peuvent « s’exprimer ».
Avec l’apparition de l’intercommunalité et de l’ensemble Métropolitain, les rivalités politiques sont parfois exacerbées et donnent lieu à des échanges vifs, non seulement entre la droite et la gauche, mais bien souvent entre la droite et la droite, et parfois même à des manipulations.
A Aulnay-sous-Bois, par exemple, dans le Territoire 7, Terre d’envol, j’ai assisté à une arrivée « groupée » des conseillers territoriaux d’une ville au moment précis d’un vote après une heure de débat, tactique SMS, puis à leur départ quelques instants après. C’était du plus bel effet.
A Nanterre, Territoire 4, Paris Ouest la Défense : à la suite d’une demande de vote « improvisé », on a vu arriver les bulletins pré-imprimés, il s’en est suivi un départ collectif des élus de gauche et une coupure d’électricité...
À Champigny-sur-Marne, Territoire 10 : Paris Est Marne et Bois, j’ai été témoin d’une altercation publique d’une rare intensité entre Sylvain Berrios, Maire de Saint-Maur-des-Fossés, et le président Jacques J.-P. Martin, Maire de Nogent-sur-Marne.
Les comptes rendus, quand ils sont disponibles, ne mentionnent pas tous ces écarts.
Les territoires qui existent depuis quelques années, Plaine-Commune (2000) et Est-Ensemble (2015), développent des démarches qui semblent consensuelles.
Le conseil entérine les décisions prises en amont par les élus et directeurs de services. La technicité obligée des débats provoque le désintérêt. L’introduction du suffrage universel dans le mode d’élection des conseillers territoriaux réveillera les débats !
L’absence de regards extérieurs et de média en particulier, donne à ces images une certaine vérité. L’image prise par exemple au petit matin du 10 janvier au cours de la réunion du bureau du Forum Métropolitain est significative de cette absence d’enjeu « en termes d’image » des participants. Nous y voyons les principaux responsables politiques d’Ile de France, plongés dans leurs pensées et aux prises avec la fatigue. C’est dans ce lieu, qu’est dévoilé la part sensible du cosmos intérieur (comme le dit Jean-Luc Godard quand il parle des portraits de femmes de Manet) des sujets photographiés. Cette absence d’enjeu médiatique donne alors une image du travail des hommes et femmes politiques en dehors de sa théâtralité habituelle.
On peut lire aussi dans les détails de chacune des photographies une partie de l’histoire des villes de la couronne parisienne. Les décors des salles du conseil municipal de Nanterre ou de Gennevilliers nous dévoilent le style ville nouvelle des année 70 qui jure avec la nouvelle mode des mairies type tribunaux de Noisy-le-Grand ou de la salle du Conseil Régional.
Dans ces décors, chacun est lui-même dans son histoire, la concentration est de mise, et les enjeux locaux rendent la distraction impossible. Les images de Patrick Braouezec ou de Patrick Ollier sont caractéristiques de cette attitude, une dévotion pour leur mission est palpable, les chantiers seront livrés à l’heure et les services publics assurés. Les préoccupations écologiques liées à une ville, verte, résiliente et connectée, constituent de nouvelles problématiques qui, malgré les syndromes électoraux type : Jeux Olympique, traversent la classe politique et bouleversent sa culture. Cependant, ces idées me semblent aussi bridées par la peur des phénomènes sociaux et religieux qui ont gagné les quartiers périphériques. Durant ces 3 mois de séances publiques et de rencontres, je n’ai pas entendu un mot sur la toxicomanie et ses trafics qui frappent la jeunesse.
Comment peut-on penser à une nouvelle manière de construire un destin commun avec une population jeune et parfois en ébullition ?...
Mais que peut l’art ? A quoi sert l’artiste face à l’ampleur des problèmes que soulèvent la négociation politique et ses implications dans la vie ?
A une nouvelle pratique dans nos lectures, à une nouvelle réappropriation de l’Histoire et du savoir ?
A quoi sert l’artiste face aux difficultés de la gestion politique des antagonismes dans la société ?
Le dialogue avec les Lumières qui comme chez Jürgen Habermas passe par une relecture des penseurs des lumières, je pense bien sûr à Condorcet, nous permettrez d’investir, plus sereinement, les possibilités d’une réflexion politique et une écriture de l’Histoire à venir. Antonio Gramsci insiste sur le rôle central dans la diffusion par l’art du sens commun qui permet à chacun de reconstruire des formes de subjectivité. La philosophe Chantal Mouffe précise : qu’il y a une dimension esthétique du politique et une dimension politique de l’art, les pratiques artistiques jouent un rôle dans la constitution et le maintien d’un ordre symbolique donné, ou dans sa remise en cause, c’est pourquoi elles ont forcément une dimension politique. Le politique, pour sa part, relève de l’organisation symbolique des rapports sociaux : c’est là que réside sa dimension esthétique.
Grand Paris-l’égalité, Le 13ème territoire, s’efforce de révéler une part de cette dimension.
Olivier Menanteau, Saint-Ouen, le 17 mars 2017