« Résurgences marseillaises » (titre provisoire) est un projet de court métrage (15-30mn) réalisé en binôme et en dialogue avec une classe de cycle 3, qui interroge la gestion des déchets dans notre société de consommation sous pression environnementale. Le film propose d’aborder cette question sociétale grave sous un angle documentaire et poétique, en sortant de l’opposition caricaturale entre nature et culture. On s’intéressera en particulier à un métier – balayeur de rue – dans sa dimension sociologique et bucolique. On filmera les ruisseaux qui dévalent les caniveaux vers lesquels les « hommes en bleu » font converger les déchets ; on interrogera ces hommes sur leur travail et le sens qu’ils lui donnent ; on envisagera enfin ce flux des eaux urbaines comme une évocation du phénomène géologique, aussi vital que symbolique, des résurgences.
Projet de film (durée entre 15 et 30mn) : « Résurgences marseillaises » (titre provisoire) À l’aube, quand la ville est encore calme, le matin, quand elle grouille déjà, un étrange balai anime les rues de Marseille. Des hommes en bleu et jaune fluo manient, avec le calme et l’adresse de l’artisan, leurs plumeaux dans les caniveaux. Sifflotant, des écouteurs parfois sur leurs oreilles, ils font œuvre de patience pour ramener un à un les mégots et autres déchets, du trottoir et de la rue vers le caniveau. Marseille est faite de collines et dans l’aube ou le matin, les caniveaux s’y changent souvent en rigoles qui ruissellent le long des rues. Le flux de l’eau s’accélère ou ralenti selon la géographie et les obstacles rencontrés : pneus, bouches d’égout bourrées etc. À l’aube ou tôt le matin, quand les balayeurs de rue prennent leur poste, ils commencent leur journée par un rituel qui rappelle les gestes du sourcier. À l’aide d’une grosse clef, ils ouvrent un robinet, encastré dans le trottoir, d’où jaillit l’eau qui se répand telle un ruisseau dans le caniveau. Le désir à la base de ce film jaillit précisément de la vision de cette « résurgence ». C’est lors d’un voyage sur les bords de la Sorgue qu’a surgi ce parallèle entre le robinet des éboueurs et la résurgence de Pétrarque (c’est en effet à la Fontaine-de-Vaucluse, célèbre résurgence, que le poète de la Renaissance séjourna et fut inspiré par sa muse Laure). Les résurgences sont un phénomène géologique, manifesté par la réapparition à l’air libre, sous forme de grosse source, de l’eau absorbée par des cavités souterraines. Les résurgences vauclusiennes ou celles du Gardon voisin, de tailles variées, me rappelèrent ce jour là celles observées dans les rues de Marseille. C’est ainsi que l'on se pris à imaginer les éboueurs décrits plus haut, travaillant paisiblement – et peut-être aussi péniblement – dans un cadre urbain bucolique. J’ai souvent pensé à ce que pourrait être la bande sonore d’un tel film, figurant ces hommes travaillant avec parfois en fond le son d’une rivière fraiche et arborée. Conscient des limites notamment écologiques de cette gestion des déchets de rue – comme tous les ruisseaux, les rigoles des caniveaux finissent dans la mer ; d’aucuns soulignent aussi le gâchis d’eau occasionné par une telle pratique – j’ai toujours eu envie de représenter ce spectacle poétique et voué à disparaître. Si le service de gestion des déchets manque de machines à Marseille par rapport à d’autres villes, nul doute que ce travail d’un autre temps que constitue le balayage de rue est voué à être supprimé/ mécanisé dans un avenir proche. L’intérêt de ce projet est d’autant plus grand que la collecte des déchets cristallise les passions depuis longtemps à Marseille, peut-être encore plus qu’ailleurs. Les éboueurs sont décriés pour la force de leurs syndicats et des arrangements clientélistes qui ont imposé de longue date le principe du « fini-parti ». Dès qu’ils ont fini leur tournée, les hommes en bleu peuvent quitter leur poste, souvent tôt le matin. Ils occupent ainsi souvent un second travail et peuvent prétendre à un bon salaire en fin de mois. De longues grèves ont en outre régulièrement émaillé cette profession depuis des décennies, des grèves durant lesquelles la ville, déjà envahie par les rats et notoirement sale, se recouvre de déchets. Un court métrage d’animation à sortir de Gabriel Harel raconte l’apocalypse provoquée par une attaque de sacs plastique sur Marseille (La Nuit des Sacs Plastique, Kazak productions). De leur côté, les éboueurs mettent en avant la privatisation de la collecte qui, au prix d’autres arrangements clientélistes, a désorganisé leur travail. Un récent ouvrage, coécrit par un ancien éboueur et syndicaliste et un sociologue, retrace l’histoire du service public de la propreté urbaine à Marseille (Pierre Godard, André Donzel, Éboueurs de Marseille. Entre luttes syndicales et pratiques municipales, Paris, Syllepse, 2014). On se reportera utilement sur ces questions aux travaux des sociologues Michel Samson, spécialiste de la vie politique marseillaise, et de Cesare Mattina, spécialiste du clientélisme à Marseille et à Naples. Tous ces auteurs travaillent entre Aix et Marseille et constitueront une base utile pour la phase de recherche préparatoire à ce projet. Le film d’une trentaine de minutes tout au plus que l’on se propose de réaliser, s’inscrit dans la continuité de précédentes réalisations. Il part d’une réalité sociale bien précise : ici le service marseillais de collecte des déchets. La forme choisie ne sera néanmoins pas celle du documentaire ethnographique classique, mais bien une forme hybride, dans la lignée de ce que nous avons fait, avec Hélène Baillot, dans London Calling (2017). Hélène Baillot, qui sera cette année enseignante à Sciences Po Aix, m’accompagnera également sur ce projet dans ses diverses étapes. Le détour par lequel on se propose ici d’aborder la question des déchets est celui de la poésie des résurgences. Ce biais permettra une évocation décalée mais non moins sérieuse, de sujets sociétaux complexes qui ont trait pour certains à nos recherches antérieures : la gestion des déchets et l’environnement, le syndicalisme et la politique de la ville. On pourra ainsi mieux s’extraire des passions qui agitent les débats chauds autour de la gestion municipale des déchets. L’approche choisie est d’autant plus riche qu’elle se veut contre-intuitive : aborder la saleté, le déchet, l’éboueur, au prisme de ce qui dans l’esprit de beaucoup relève de son antithèse : le bucolique, la nature, l’eau cristalline, la poésie. Un dispositif simple et léger, alliant prises de vues et de son permettra de suivre les hommes en bleu décrits plus haut. Il s’agira de filmer à la fois les ruisseaux urbains évoqués et ces hommes au travail (la forme du portrait sera peut-être privilégiée). Des extraits d’interviews pourront ponctuer le film. D’autres images et sons seront pris dans des résurgences, dans le Vaucluse voisin ou dans le Gard. Ce projet semble idéal pour engager un travail de transmission auprès des élèves de fin de primaire ou de début de collège, autour de questions clés de leur vie quotidienne, de notre société et de celle de demain : consommation et déchets, environnement et pollution, réponse publique et enjeux citoyens. Il s’agira également de les conduire à réfléchir aux représentations du réel telles qu’elles sont véhiculées par les discours savants ou communs (par le biais de l’image en particulier) : le sale, le propre, le travail de celles et ceux qui traitent les résidus des autres, la question du rapport entre nature et culture. Remettre ces questions en perspective est crucial pour contribuer à armer intellectuellement ces jeunes en vue de leurs études et de leurs vies de demain.
Alpes-de-Haute-Provence
Par le(s) artiste(s)