L'objet que je souhaite créer aura pour but de mettre en jeu les logiques individuelles et collectives qui s'enclenchent dans un environnement dominé par la peur. Et d'interroger la place de l'enfant dans ces sociétés. L'Histoire nous livre de nombreux témoignages de communautés qui se sont auto-digérées sous l'effet de la peur. Dans ces communautés (plus ou moins grandes: de la famille à une nation), il en faut peu pour que ce soit la peur qui fasse la loi.
Aujourd'hui même, en ces temps ou "terrorisme" est devenu un mot courant du vocabulaire, elle règne. Et dès lors, les liens entre êtres humains se désolidarisent, et l'on en vient aisément à avoir peur de son voisin. Ou plus exactement, à l'accuser lui, de notre peur à nous.
Chaque période a ainsi ses mots qui cristallisent la peur: sorcière; communiste; terroriste... Autant de mots-sanctions, qui ont un pouvoir performatif surprenant: aussitôt prononcés, ils condamnent.
C'est un projet multidisciplinaire: il mêle Sciences Humaines, théâtre, documentaire. Il s'agira donc de recherche, d'écriture, puis de mise en scène.
Le travail que je souhaite effectuer avec les enfants est une version "simplifiée" de ce que nous travaillerons en répétitions, entre professionnels. Elle en est le premier pan.
Néanmoins, les deux phases du travail (répétitions classiques/ ateliers avec les enfants) se nourriront l'une et l'autre; je compte filmer les enfants, comme je le fais avec mes comédiens en répétition. Cette matière vidéo pourra me servir pour mon spectacle, et même pour le rendu de l'atelier.
Je présenterai donc dans un premier temps mon projet avec les enfants ; et je terminerai par développer mon projet personnel parallèle.
MON PROJET EN ECOLE PRIMAIRE OU COLLEGE
Quelle est la différence entre moi, jeune artiste de 27 ans, et cette nouvelle génération d'enfants? Quelle différence entre leur monde à eux, et celui que j'ai connu? A quoi ressemblera leur monde?
Une réponse, en ce weekend anniversaire des attentats de Paris: La peur.
Nous autres adultes avons grandi dans un monde où elle occupait une place bien moins importante que dans leur monde à eux. Aujourd'hui, sous bien des noms, elle s'impose partout; et trop souvent, nous dicte notre façon d'agir. De ré-agir face à tout ce qui n'est pas nous.
Ce constat semble inévitable; quel est alors notre rôle, en tant qu'adultes? En tant qu'artistes?
Il est de faire sentir aux enfants et élèves que la peur nous change et nous déforme. Mais qu’il est possible de ne pas la subir. Et que la seule arme contre elle, c'est la raison. Leur apprendre à la reconnaître chez eux-mêmes; à l'identifier et à s'en méfier.
Pour que ces futurs hommes et femmes, citoyens et citoyennes, ne votent ni n'agissent sous son joug. Mais libres.
Je me méfie cependant des leçons de morales; et j'ai pour but de n'être pas didactique. De leur faire « sentir » en eux-mêmes que nous avons tous, individuellement, une responsabilité vis à vis de la peur. Un rôle à jouer.
ON NE JOUE PAS POUR APPRENDRE; ON APPREND EN JOUANT
Tout juste sorti du CNSAD, mon domaine de prédilection, c'est le JEU. Théâtral, bien sûr. Mais pas seulement. J'ai déjà pu constater dans mon métier l'importance du jeu ludique: il est en fait central dans le processus de création. Pour libérer l'imaginaire; pour trouver une liberté de corps et d'esprit sur le plateau. Pour désacraliser mes angoisses d'acteur et d'humain.
Au début de ma réflexion sur ce projet, je voulais monter les Sorcières de Salem d'Arthur Miller... Mais, en réalité, monter une pièce de théâtre classique avec des enfants ne m'intéresse pas; Et mon projet n’est pas de leur dispenser des leçons d'art dramatique comme une énième chose à apprendre par cœur.
Ce qui m'intéresse, c'est eux. Je veux les emmener doucement de ce qu'ils sont vers ce qu'ils peuvent être; les faire glisser lentement d'un jeu au jeu. Ne pas leur amener le théâtre, mais profiter de la porosité entre jeu ludique et jeu théâtral pour les y amener d'eux-mêmes, et leur montrer que le théâtre n'est pas une chose inaccessible. (comme elle a pu sembler l'être pour moi, qui ai grandi en milieu rural).
La base de ma démarche sera donc de faire jouer les enfants. Au sens propre.
JOUER... MAIS A QUOI?
J'ai l'intention dans un premier temps de faire jouer les enfants à un jeu de société: Les Loups Garous de Thiercelieux. Il s'agit d'un jeu d'ambiance dans lequel chaque joueur incarne un villageois, ou un loup garou. La nuit, les loups garou "dévorent" (éliminent) un des villageois. Le jour, les villageois (dont les loups garous cachés) doivent tenter d'identifier un des loups garous pour s'en débarasser et sauver le village. Le but des villageois est donc de démasquer et éliminer tous les LG; Le but des LG est d’éliminer tous les villageois.
La communauté de joueurs forme un village: une communauté où l'entraide est sensée être de mise. Mais ce n'est pas si simple, car tout le monde se soupçonne...
J'ai moi-même joué à ce jeu étant enfant; et ma première partie reste un souvenir de théâtre.
Car il est évident que ce qui s'improvise, à chaque partie, est très théâtral:
. son déroulement est narratif. Tous ensembles, les joueurs tissent une histoire au suspense haletant, dont on ignore la fin.
. Chaque joueur a un rôle à jouer différent des autres: sorcière, loup garou, voyante, chasseur, amoureux... Autant de fonctions qui, si on les pousse un peu, deviennent aisément des personnages.
. Être spectateur d'une partie plutôt que joueur est aussi extrêmement jouissif: car le spectateur sait ce que la plupart des joueurs ignorent: qui est qui.
Il est détenteur du secret, de la convention. Il fait théâtre.
En plus d'être très excitant, ce jeu soulève des problématiques qui m'intéressent particulièrement, et rejoignent le thème de ma prochaine création.
C'est bien de PEUR dont il s'agit. La peur des loups-garous, mais aussi la peur des autres villageois, qui peuvent tout à fait, s'ils nous jugent "étrange", nous éliminer injustement.
On voit donc une communauté en proie à un ennemi intérieur qui la ronge, et qui est forcée de trouver un ou des coupables...
Les logiques d'accusation qui se mettent en place vont toujours bien au-delà du jeu, et souvent les gens ont des comportements dans le jeu qui leurs sont à eux-mêmes relativement étrangers. La peur dévoile.
A regarder comme à vivre, c'est un spectacle fascinant. Car ce qui est toujours frappant, c'est la virulence déployée par les villageois dans leurs accusations, la plupart du temps injustifiées. C'est aussi absurde que si, par peur du terrorisme, de grands Etats démocratiques devenaient eux-mêmes terroristes...
Ce qui m'intéresse, c'est qu'on est mis face à sa propre peur; et face au danger que chacun peut lui-même représenter s'il y cède. Car, dans la recherche éperdue d'un bouc émissaire, il n'y a ni coupables, ni non-coupables. Il n'y a que des victimes.
DU JEU AU JEU
Une partie de Loup garou est donc déjà, en soi, très théâtrale. Mais ce ne sera que le début du travail.
L'étape qui suit immédiatement la partie est de discuter avec les enfants. Ces discussions, collectives ou non, pourront être filmées, et servir de matériau soit pour le rendu, soit pour mon spectacle. L'objet des discussions sera très simple: Pourquoi a-t-il accusé untel d'être loup garou? Comment savait-il qu'il en était un? Comment a t’il vécu le fait d'avoir trouvé un loup garou? Comment a t il vécu le fait d'être accusé injustement? etc...
J'ai envie que les enfants, entre eux, verbalisent ce qui s'est déroulé pendant la partie, et ce qu'ils ont ressenti. Quelles logiques ont été déployées.
La suite du travail, qu'il y ait discussion ou non, consistera, lorsque je jugerai les enfants prêts à cela, à rejouer la partie. Non pas recommencer une nouvelle partie: rejouer des "moments" qui nous ont semblés déterminants dans le cours du jeu, ou drôles, ou intenses.
C'est l'arrivée de l'art dramatique dans le processus de création: ce qui était "improvisé" peut devenir "une scène". On peut la faire rejouer par celui qui l'a vécue ou par un de ses camarades; on peut la faire rejouer différemment. On passe du jeu ludique, au jeu théâtral; il est de plus en plus réglé, mesuré.
L'idée sera alors de décider ensemble, peu à peu, de grands moments qui nous ont marqués durant les parties jouées. Puis de créer ensemble, les élèves et moi, une partie que nous aimerions jouer, en l'écrivant à l'avance. Ensemble, on devient scénaristes. Je familiariserai les enfants avec le processus de narration ; je les guiderai pour qu’ils racontent l’histoire qui leur plait et leur ressemble. Ecrire une pièce, mais sans qu'ils s'en aperçoivent.
Cette "pièce", sera je pense le socle du rendu que nous ferons, les enfants et moi; J'en ignore la forme. Elle s'éloignera, je pense, du dispositif initial de jeu du Loup Garou. Les personnages auront pu être travaillés de manière plus théâtrale (comment jouer une sorcière? Un loup? Un chasseur? Un amoureux?), tout comme les situations. Quant à la fin... Les élèves décideront: vont-ils faire gagner les loups garous ou les villageois?..
LA CREATION
Certains l’auront reconnu : sous l’intrigue du jeu du Loup-Garou, c’est une histoire plus grande qui se dessine en filigrane. D’ailleurs, le scénario n’est vraiment pas très éloigné de ce qui s’est passé à Salem en 1692 : quelques fillettes accusèrent certains concitoyens et concitoyennes d’être des sorcières et des sorciers, suppôts de Satan. Prise de paranoïa, la société s’embrasa : les accusations sans preuves se multiplièrent et les accusés furent exécutés, sauf lorsqu’ils consentirent à accuser eux-mêmes d’autres citoyens. Et ce fut l’hécatombe. Mais d’autres exemples sont courants : La chasse au communistes, pendant le Maccarthysme ; la rapidité désarmante avec laquelle on condamna Patrick Dils ou les accusés d’Outreaux; les dénonciations en chaîne pendant le Stalinisme, les lynchages au Etats-Unis……
Ce qui se joue ici, c’est un penchant peu reluisant de l’être humain, certes. Et ce sont des cas extrêmes, certes. Mais on n’est pas si éloigné que ça du jeu du loup garou : dans tous les cas, la société va mal ; et il nous faut un coupable. Un bouc émissaire.
L’homme est un animal social. C’est dire l’ampleur du paradoxe : d’un côté, l’instinct de survie ; de l’autre, la communauté. Tout homme porte donc en lui les traces de ce paradoxe ; et comme un animal effrayé, il peut tout faire passer après sa propre survie.
Alors pourquoi travailler cela avec des enfants, justement ?
Les enfants sont à la fois les bourgeons du monde de demain et le miroir de nos propres comportements. L’école est le lieu où s’apprennent ces comportements, le jeu social. C’est un terrain où tout est encore permis : on expérimente la domination, l’amour, la violence, la tendresse, l’amitié, l’inimitié… Tout est en germes, tout est là, mais pas encore intériorisé. C’est cette spontanéité, cette innocence qui m’intéresse.
A l’image des créations de Sylvain Creuzevault, mon projet s’articulera donc autour de toutes ces logiques animales ; de ces mots qui condamnent ; et du tabou/totem qu’est l’enfance. La matière sera diverse : interviews vidéos, improvisations, jeux d’ambiances, mais aussi textes de théâtre (Brecht, Miller), de films (Fritz Lang)… autant de médias pour refléter le foisonnement de l’Histoire Humaine.
Yonne
Par le(s) artiste(s)