Hannah Darabi & Benoit Grimbert,  Suivi Le Pré-Saint-Gervais / Suivi Paris / Suivi Saint-Denis, 2018.

De quelques palpitations chorégraphiées

Par Raphaële Bertho

Le

" (…) triste est une ville qui a commencé par une idée,  triste est ce qui ne part pas d'en deçà de l'homme."

François Bon, Décor Ciment, Paris, Editions de minuit, 1988, p. 95.

Du machin à l’urbain

« Un machin en panne d’imaginaire » : la sentence prononcée par le philosophe urbain Thierry Paquot envers le projet du Grand Paris en 2009 est sans appel[1]. Depuis celui-ci cherche à se défaire  de son masque technico-administratif, souvent ramené aux boucles du tracé des futures lignes de transports, afin de prendre corps et d’incarner un avenir commun pour les habitants de la future métropole. L’enjeu n’est pas d’élaborer une meilleure communication, ou encore de travailler à une plus grande acceptabilité du projet : la question de l’imaginaire déborde largement ces aspects cosmétiques. L’imaginaire contribue à façonner l’espace urbain, tout autant les conditions matérielles, les structures socio-économiques, les relations spatiales et sociales ou encore sa forme physique. De ce point de vue, il ne fait pas de doute que la fortune du projet moderniste, après-guerre, bénéficie de la puissance du récit d’un avenir radieux qu’il porte avec lui. De la même façon le Grand Paris a besoin de son récit et de ses représentations symboliques afin de pouvoir s’établir dans le paysage du bassin parisien.

Au croisement de ces dimensions sémiotiques et pratiques, aux premières loges de cette recherche de l’esprit d’une époque et de ses représentations, se trouvent les artistes.

Ces derniers sont notamment sollicités afin d’accompagner ce processus d’élaboration des représentations et récits si nécessaires à l’avènement effectif du Grand Paris. La commande photographique des Regards du Grand Paris est ainsi lancée en 2016 pour une durée de dix ans, au lendemain de la naissance de la Métropole du Grand Paris, le 1er janvier 2016. La coïncidence n’en est pas une, cette simultanéité manifeste la volonté d’entrelacer les deux mouvements administratifs et créatifs. Toutefois, alors même que tout semble à réinventer, le choix se porte sur un modèle d’action publique daté, la commande publique, en prenant pour modèle une Mission photographique de la DATAR déjà trentenaire[2]. En dehors de la portée mythologique du projet de la DATAR, sorte de pierre de Rosette du lien entre création photographique et aménagement du territoire, quelle est véritablement la pertinence de cette filiation ? Ces deux commandes interviennent dans une période de mutation profonde de la société et tentent de répondre à une crise de la représentation dont les enjeux dépassent le cadre singulier du projet pour s’inscrire dans des dynamiques internationales. Dans les années 1980, les acteurs de la DATAR cherchent à « recréer une culture du paysage » dans une société bouleversée par le développement de la période de l’après-guerre, dite des Trente Glorieuses, et aux prises avec les premiers coups de butoir de la désindustrialisation comme des questions environnementales.  La Mission participe alors d’un mouvement qui va traverser l’ensemble des pays occidentaux, des années 1970 aux Etats-Unis jusqu’à la fin de des années 1990 en Europe. De la même façon, à travers le prisme du Grand Paris, la commande initiée en 2016 par les Ateliers Médicis se confronte à la nécessité de recréer une culture visuelle de l’urbain qui arrive à dépasser les dichotomies classiques, entre ville et campagne, ou plus récentes, de suburbain ou de périurbain. Plus fondamentalement, il semble que ce soit la ville elle-même qui tende à disparaître au profit de l’urbain[3]. Une disparition qui emporte avec elle « une abondante et formidable culture visuelle et discursive, une imagerie, des discours, des paroles et des textes légitimes et autorisés ».[4] Car en changeant d’échelle, le Grand Paris change intrinsèquement de nature. Il se mue en un espace fragmenté et cosmopolite, kaléidoscopique, qui reste, pour l’instant en tout cas, infigurable et nécessite un renouvellement du répertoire symbolique. 

Recréer une culture du paysage dans les années 1980, recréer une culture visuelle de l’urbain aujourd’hui : le défi est à chaque fois de taille pour les photographes.

Dans un cas comme dans l’autre il s’agit de se détacher d’une conception surplombante en privilégiant un parti-pris sensible inscrit dans une pratique du terrain. Mais quelles sont les stratégies à mettre en place ? Comment se défaire de force centripète de la capitale parisienne pour la voir en grand ? Comment décoloniser un imaginaire fondé sur une idéologie de l’extension depuis plusieurs siècles ? Comment inverser les forces en présence, opérer une véritable translation du centre vers la périphérie ? Quelle focale adopter afin d’approcher au plus près l’expérience vécue de cette métropole déjà-là et encore à venir ? Comment trouver sa place dans ce processus vivant, malléable, incertain ? Chacun de travaux des photographes sollicités s’installe ainsi au cœur de plusieurs temporalités : celle du projet d’aménagement du Grand Paris Express qui court jusqu’en 2030, celle de la commande des Regards du Grand Paris qui se déroule sur dix années, celle du projet photographique qui s’ancre sur quelques mois, celle du quotidien des habitants de cette métropole en gestation. Difficile exercice d’équilibre, qui est aussi celui qui s’exerce en miroir dans ces lignes rédigées alors même que les travaux de cette seconde année de la commande sont encore à l’état de matière, faits d’ébauches, de pistes, d’intuitions. Pas d’état de lieux après travaux donc, ni pour les photographes encore au travail, ni pour l’auteur de ce texte. Pour aussi inconfortable qu’elle soit, la posture n’en est pas moins stimulante. N’autorisant pas le commentaire du projet finalisé, elle contraint à s’interroger sur la démarche, la méthode et les moyens mis en place. A plonger dans le cœur palpitant de l’œuvre.

De la cartographie à la chorégraphie

Alors même que la carte semble être l’emblème indépassable du Grand Paris, le premier mouvement des photographes sollicités pour cette seconde année de la commande est de s’en détacher délibérément. Elle laisse place à une expérience topographique aux contours variés : Camille Ayme le parcourt en voiture sur les traces d’un « Faux Paris » avorté, Francis Morandini privilégie les déambulations situationnistes piétonnes dans la première ceinture marquées par les « passage hâtif à travers des ambiances variées »[5] quand Hannah Darabi et Benoît Grimbert usent de multiples moyens de transports dans leurs explorations de la trame de l’ordinaire. Le territoire est traversé, arpenté, pratiqué mais rarement nommé et localisé. Les sites traversés sont tout à la fois singuliers et communs, dans une altérité du même qui apparaît alors comme l’une des caractéristiques de l’urbanité contemporaine. Les photographes soulignent par-là la puissance métonymique de ces lieux, anonymes pour les uns et intimes pour les autres. Une tension qui se révèle à travers les regards des habitants avec lesquels les artistes collaborent dans leurs projets. Ateliers, entretiens ou encore marches communes sont autant d’occasions de saisir les reliefs de ces pratiques vernaculaires. Ainsi Sylvain Gouraud suit les pas d’apiculteurs, d’agents de l’Office nationale des forêts ou encore de sportifs dominicaux sur les sentiers du bois de Saint Eutrope, Po Sim Sambath se laisse guider par des adolescents dans leurs virées nocturnes aux pieds des grands ensembles de la Seine-Saint-Denis, Francis Morandini observe les déambulations des lycéens et collégiens de Sarcelles et Noisiel, Hannah Darabi et Benoît Grimbert accompagnent des étudiants lors de leurs trajets à travers la métropole, Gilberto Guiza-Rojas travaille avec des demandeurs d’asile. Adolescents, étudiants ou demandeurs d’asile : le choix de ces interlocuteurs, toutes et tous en train d’inventer ou de réinventer leur vie, semble révélateur d’une volonté commune aux photographes de saisir un processus plus qu’un état. Ces habitants se métamorphosent tout comme leur environnement.

L’homme et le territoire font corps, liés par la fragilité d’un devenir incertain.

Bien qu’ils sollicitent les méthodes de l’enquête ou de l’entretien, les photographes s’éloignent pourtant de la tradition dite « documentaire », de ses préceptes d’objectivité ou de neutralité comme de ses figures de style[6]. Pas non plus de prise de vue « sur le vif » ou de revendication d’immersion dans une illusoire « réalité du vécue ». Les références sont ici celle du cinéma pour Darabi et Grimbert, de l’art contemporain avec les installations de Camille Ayme ou les portraits performés de Gilberto Guiza-Rojas, Francis Morandini ou Po Sim Sambath. Chacun à leur manière rejouent les rencontres pour aboutir à des représentations légèrement décollées du vécu, négociant ainsi un certain rapport avec le réel.

Les corps participent d’une chorégraphie des situations sociales. Chez Darabi et Grimbert, les trajets des étudiants se muent en trajectoires de vie et les personnes en personnages d’un roman-photo bientôt témoin d’une époque. Dans les images de Gilberto Guiza-Rojas les bleus de travail anonymes, sans tête ou de dos, se livrent à une pantomime ludique, entre absurde et grandiloquence, témoignant d’une grande liberté de jeu. En contrepoint les postures des adolescents saisis par Francis Morandini appartiennent à un registre plus classique, parfois romantique, dans une forme d’abandon. La parole n’est pas absente, notamment dans le travail de Sylvain Gouraud qui invite ses protagonistes à venir narrer leur récit collectivement, face aux images, posant ainsi leurs mots sur le récit en image qu’il propose.

Création de situation, performance ou remise en scène : ce passage du vécu à son image n’est pas une simple translation visuelle mais véritablement une opération de traduction esthétique revendiquée et assumée. Un tel parti-pris comporte une puissance d’évocation, voire de révélation, incontestable. Dépassant le constat, elle permet de fissurer le quotidien pour entrevoir les possibles. Elle creuse dans le sillon du matériau urbain afin d’en discerner ses contours dissimulés. Ainsi les installations lumineuses et les vues crépusculaires de Camille Ayme mettent en scène la déflagration d’un Grand Paris qui brûle sous les bombes du pavillonnaire. Dans un tout autre registre les entrelacements de Francis Morandini mêlant l’étang, ses canards et la zone commerciale nous invitent à accueillir une forme d’hétérogénéité harmonieuse. Toutefois un tel parti-pris comporte son propre revers, celui de voir la fiction se déployer pour elle-même, de transformer le terrain de l’expérience en simple décor ou encore de voir le mythe prendre le pas sur le récit. Pavés parisiens, voitures brûlées aux pieds des tours de banlieue ou balade bucoliques dans les forêts d’Ile-de-France sont autant de clichés issus d’une culture visuelle prégnante que les photographes doivent impérativement négocier au risque de se laisser submerger, réitérant ces formes à leur insu au lieu de les renouveler.

Car c’est bien là tout l’enjeu de ces travaux, de cette commande : inventer un imaginaire du Grand Paris, proposer un répertoire de forme pour une nouvelle culture visuelle de l’urbain.

De ce point de vue, une dernière question se pose, celle des modalités de diffusion de ces images. Car une représentation n’intègre un imaginaire commun qu’à la condition de sa médiatisation qui autorise, par la suite, une appropriation. Comment donc rencontrer les grands parisiens ? Expositions, publications sont certes nécessaires mais insuffisantes pour prévaloir à une large dissémination des images. Cartes postales, affiches, ateliers, ... ? Loin d’être accessoire, ce volet de l’expérience est en réalité crucial au regard des ambitions portées par la commande. Et la question doit être posée aujourd’hui, dans le cœur palpitant du projet, de ces projets.

 
[1] Thierry Paquot, « Un "machin" en panne d'imaginaire », Le Monde, 8 mai 2009
[2] Voir notamment Raphaële BERTHO, La Mission photographique de la DATAR, Un laboratoire du paysage contemporain, Paris, La Documentation française, 2013, 136 p.
[3] Voir notamment Olivier Mongin, La condition urbaine, La ville à l’heure de la mondialisation, Paris, Seuil, 2007, 352 p. ou Michel Lussault, L’Homme spatial, La construction sociale de l'espace humain, Paris, Seuil, 2007, 400 p.
[4] Michel Lussault,  L’Homme spatial, La construction sociale de l'espace humain,op.cit., p. 290.
[5] Guy-Ernest Debord, « Théorie de la dérive », Les Lèvres nues n° 9, décembre 1956.
[6] Sur l’histoire de la photographie documentaire, voir  notamment Olivier Lugon, « 1890-2000, Le réel sous toutes ses formes », dans André Gunthert et Michel Poivert (dir.), L’Art de la photographie, Des origines à nos jours, Paris, Citadelles et Mazenod, 2007, p. 358-421.
Crédit photo : Hannah Darabi et Benoit Grimbert,  Suivi Le Pré-Saint-Gervais / Suivi Paris / Suivi Saint-Denis, 2018.