Khalil Nemmaoui

Deux ou trois choses sur Khalil Nemmaoui

Par Sakina Bahri

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En écho à l'exposition de ses photographies sur le bâtiment des Ateliers Médicis, Khalil Nemmaoui évoque sa démarche artistique, son isolement, et les chibanis qui sont au centre de son projet Visibles invisibles.

J’appelle Khalil Nemmaoui, en début d’après-midi, la veille du lancement de son exposition sur le bâtiment des Ateliers Médicis. Il est à Casablanca, je suis à Paris. On échange plusieurs minutes sur la situation actuelle. Il a une voix mélancolique qui devient progressivement plus enchantée quand on aborde l’exposition sur le bâtiment des Ateliers Médicis. D’abord, je voudrais savoir comment il se présente au monde, comment il s’identifie. Je lui demande alors sur un ton enjoué « qui est  Khalil Nemmaoui » ?

Cette première question, il la trouve difficile. Il rigole d’abord. « Je me présente comme un… ». Là, il s’arrête, laisse un silence, prend une respiration et reprend. « Je me présente comme un photographe, un photographe classique. Je ne me présente jamais comme un artiste, je me présente comme un photographe ». Le refus de l’étiquette d’artiste m’intéresse d’entrée, avant même de lui demander d’expliciter le statut d’artiste et celui du photographe, Khalil complète : « Je ne suis pas un artiste. Mes inspirations ne sont pas l’art contemporain mais ce sont les photographes américains des années cinquante-soixante qui eux travaillaient la photographie sans concept. » Khalil conclut alors en insistant. « Je me présente comme un photographe aussi simplement que ça. »

Qu’est-ce qui vous a décidé à postuler pour cette commande photo ? 

« D’abord, ça a été du bouche-à-oreille. J’avais une amie qui travaillait aux Ateliers Médicis, chaque année elle me proposait de me lancer, de produire un dossier. Je trouve difficile de faire un dossier, c'est la partie la plus compliquée dans le travail. Il faut formuler ce qu’on a dans la tête avec des mots, alors que je m’exprime en langage photographique. Mon langage c’est la photo. Dans le temps, il y a une maturité que tu n’avais pas cherché qui arrive et s'établit. »

Casa Lockdown, Khalil Nemmaoui

 

Comment avez-vous fait pour dépasser cette difficulté, celle de sortir du langage photographique pour passer par les mots pour parler de votre travail ? 

« Je suis un procrastinateur. Quand j’ai un sujet en tête que je dois mettre en branle j’ai des espèces de bribes, d’idées qui s’installe dans ma tête, avec l’angoisse de la page blanche et puis un jour ça se déclenche, je m’installe à mon ordinateur et j’écris pendant une heure. J’écris spontanément ce qui m’a hanté pendant un mois ou deux, des fois plus. Sans écrire je travaille, je travaille tout le temps, et surtout dans la spontanéité. Les idées je ne les perds pas. Quand j’ai une idée je l’écris, j’ai un petit carnet sur ma table de chevet, j’écris les idées un peu volées un peu volantes. Lorsque j’écris il y a comme une couture qui se fait. »

J’essaye alors de comprendre ce qui a précisément éveillé le désir de Khalil. La thématique, le sujet auquel il réfléchissait avant même la commande… C’est aussi de cette manière que vous avez travaillé pour la quatrième édition des Regards du Grand Paris ?

« Le sujet primordial, primaire, originelle de la commande, c’est quelque chose que j’avais en tête depuis très longtemps depuis plus de dix ans. C’était dans un tiroir dans ma tête, alors quand j’ai pris connaissance de la thématique de la commande j’ai essayé de tisser les liens entre le projet initial, celui qui me hantait depuis dix ans déjà et la thématique de la commande. J’ai vu qu’il y avait un lien évident. D’ailleurs, c’est ça qui m’a aussi poussé à postuler. C’est très compliqué de créer un dossier s’il n’y a pas de sincérité dans le propos, parce que ça sonne faux, et puis si ça sonne faux il y a un effet boule de neige qui se fait, le sujet ne passe pas, tu déprimes un peu parce que tu te rends compte que ça n’avance pas. Je ne présente que des projets pour lesquels je suis sûr à 50-60% qu’ils vont marcher. » 

Casa Lockdown, Khalil Nemmaoui

 

Je demande alors à Khalil de me parler davantage de son projet initial, les photos en hommage aux chibanis. 

« L’idée de base, c’était un travail autour des chibanis, ces personnages que je voyais quand je me baladais à Paris. Dans les quartiers où les ils sont concentrés, dans le 18e et le 19e, j’étais étonné de voir l’uniformité, la discrétion. Ils sont là, présents, mais ils ne font pas de bruit, ils sont dans leur petit coin. On ne les remarque pas. Ils sont tous très calmes, très discrets. Ils se réunissent dans les petits cafés, ils jouent aux dames, ils se retrouvent en communauté. C’est cette discrétion qui m’a interpellé d’abord.  Par ailleurs, ils sont intégrés d’une façon assez particulière, comme ils sont arrivés en France dans les années quarante-cinquante, ils ont eu un mode de vie singulier, à eux, qui les a poussé vers une intégration que leurs enfants et leurs petits enfants n’ont pas, parce qu’ils n’ont pas revendiqué leurs identités, ils ont été dans le travail et dans l’action. Ils ont été invisibles dans la société. Ils ne sont visibles que par certains codes : par leur toc, par leur silence, par leur petit regard, par leur communauté. Au départ, je ne pensais qu’aux chibanis maghrébins, mais quand je suis allé dans un café à la Goutte d’Or j’ai remarqué qu’il n’y avait pas seulement des maghrébins, il y avait des vietnamiens, des comoriens et ils communiquent tous entre eux. Aujourd’hui, les clivages sont plus présents, eux ils l’ont dépassé ce clivage-là. Ça doit être générationnel. D’ailleurs c'est ce que je voulais explorer aussi. »

Khalil, pourquoi ce titre « Visibles Invisibles » ?

« Le visible invisible c’est l’intérêt qu’on porte à des gens, à des situations à un moment donné. Les chibanis sont visibles quand on s’y intéresse, si on ne s’y intéresse pas, on n’entendra jamais parler d’eux, ils ont leur petite vie. Il n’y a jamais eu d’information à leurs sujets. Par exemple, les médias n’en parlent pas. Ils sont invisibles dans cette société. Ils deviennent visibles seulement quand on s’y intéresse vraiment, quand on creuse. »

Comment avez-vous vécu l’impossibilité de concrétiser votre projet initial ? Quelle transformation votre travail a-t-il subit ? 

« Ce premier projet reste encore ouvert. Cette année je n’ai pas pu me déplacer en France à cause de la pandémie, le projet est devenu presque obsolète. Même si je reviens, je n’aurais pas accès aux chibanis. Je ne pourrais pas aller les voir, ça risque d’être compliqué avec les règles sanitaires, je ne pourrais pas les approcher. C’est comme un projet avorté que j’ai exorcisé avec les photos que j’ai fait dans mon isolement, ici au Maroc. J’ai eu l’occasion de lire certains bouquins qui parlaient de ces personnes-là, qui ont vécu toute leur vie dans une espèce de provisoire et qui en ont fait leur vécu. C’est ça aussi qui m’a interpellé. J’en ai connu certains au Maroc qui se sentaient étrangers quand ils revenaient dans leur pays natal. J’avais envie de sortir de ma zone de confort. Je fais très peu de personnages, de portraits. Je photographie surtout du paysage, la trace de l’homme sans qu’il soit là, l’humain peut être présent mais par ses traces, je me suis rarement intéressé aux personnages. J’avais envie de sortir de ma zone de confort et aller me confronter à cet exercice : d’affronter les gens.  Par ailleurs, ça m’arrive de faire des portraits d’écrivains, de répondre à des commandes. Mais dans un portrait de commande, il y a un rapport différent que le rapport que tu établis avec les gens que tu veux photographier, pour ce projet j’allais être en demande face aux personnes que je voulais photographier. Au moment du confinement, j’étais au Maroc. Je devais déjà être en train de travailler avec les chibanis. Au bout d’un moment, j'ai ressenti la frustration du déclencheur. En faisant les photos « visible, invisible », en sortant, l’esprit des chibanis me hantait, je les voyais un peu partout. Il y avait un lien direct entre les photos que je prenais et les chibanis, un lien que je n'avais pas perçu au départ. Ce vide que je photographiais s’est inscrit dans cette idée de base que j’avais par rapport au chibanis et par rapport à leur présence/absence, par rapport à leur invisibilité. Finalement, ce sont les photos du vide, puis les mots dans ma tête ont fait que le lien s’est établi. C’est encore une fois la spontanéité. À un certain moment il faut agir. En agissant, les choses se tissent. »

Lorsque vous affirmez que cette crise sanitaire vous a aidé à saisir des éléments qui vous étaient invisibles de quelles découvertes s’agit-il ? 

« Je parle d’abord de moi quand je dis ça. Une fois la frustration absorbée, elle ouvre à d’autres choses qui sont souvent déstabilisantes, douloureuses. C’est dans cette déstabilisation que des portes s’ouvrent. Je me suis rendu compte aussi que l’une des choses les plus importantes que cette opération m’a appris c’est qu’on peut faire tous les projets du monde, ce qu’on fait est toujours différent de ce qu’on a envisagé à la base. Ce qu’on projette c’est rarement ce qu’on fait. L’évolution du travail nous mène à autre chose. C’était bien d’avoir un canevas mais au moment de l’exécution du travail il y a d’autres éléments, d’autres idées qui peuvent apparaître. Par exemple, pendant trois, quatre ans j’ai photographié des arbres, j’étais obnubilé et obsédé par les arbres. J’allais les photographier, parfois je repérais un arbre je le photographiais, puis il y en avait un autre à côté qui ne payait pas de mine, je le photographiais aussi, je rentrais. C’était le deuxième que je finissais par choisir. C’est une question d’émotion. Par rapport à la lumière, par exemple on choisit un temps pour photographier avec une bonne lumière. Je décide alors de faire une photo d’un arbre avec une bonne lumière. Puis une autre avec une mauvaise lumière. Je peux me rendre compte que la seconde photo est meilleure. L’émotion est plus authentique. L’émotion qu’il y a, je ne sais pas si c’est perceptible pour les gens qui rencontrent mes photos. Mais c’est comme ça que je le ressens. »

Casa Lockdown, Khalil Nemmaoui

 

Je demande pour conclure à Khalil ce que ça représente pour lui d’exposer ses photos à Clichy-sous-Bois, sur le bâtiment des Ateliers Médicis, dans le contexte actuel ?

« Ça me fait plaisir, c’est bien bateau de dire ça ! » Khalil rigole au bout du fil et reprend son sérieux. Il retrouve sa voix du début un peu mélancolique et un brin joyeux. « Je me dis qu’il y a toujours une satisfaction orgasmique, à la fin de quelque chose. Les deux moments que je préfère dans la photographie sont le déclenchement et le tirage. Le reste c’est l’horreur. C’est vraiment chiant ! Je déteste. Les deux moments que je préfère ce sont des moments magiques. Ce qui me touche c’est de me dire que mes photos vont être exposées dans un endroit, dans une commune où les gens vont se reconnaître, ils peuvent reconnaître un paysage, celui qu’ils ont pu déjà voir, quand ils étaient de passage dans leur pays. Il risque d’y avoir une sorte de confusion aussi. C’est cette confusion qui m’intéresse. La photographie est un langage obscur et mystique. Une photographie peut être lue de différentes manières. C’est pour ça aussi que je n’aime pas parler des photos que je fais, je préfère laisser la liberté à celui qui regarde de faire sa propre histoire. Je n’aime pas être dirigiste. Je suis animé aussi par le doute mais il faudrait que ce doute soit calmé, embaumé par des résultats. Quand il y en a et que je sais que mes photos vont être vues par des personnes, je me dis que mon travail n’est pas si inutile que ça et ça c’est très gratifiant pour un photographe. C’est une des choses les plus gratifiantes, au-delà de tout. Surtout dans cette période, où il y a absence de rêve, de désir, de fantasme. Très sincèrement, je parle du fond du cœur, il y a des moments où j’ai pu me demander si mon travail servait à quelque chose. Je me suis senti inutile. Le fait de voir que ça accroche, qu’il y a un répondant, une réception ça rassure. »

Propos recueillis par Sakina Bahri