Olivier Marboeuf deux ou trois choses

Deux ou trois choses sur Olivier Marboeuf

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L'auteur, conteur et commissaire d'exposition indépendant Olivier Marboeuf répond aux questions du journaliste Mathieu Dochtermann autour de son expérience des Chroniques documentaires de Seine-Saint-Denis, résidence d'écriture portée par les Ateliers Médicis et soutenue par le Département de Seine-Saint-Denis dans le cadre du Plan de rebond solidaire et écologique en Seine-Saint-Denis.

Bonjour Olivier. Pouvez-vous expliquer pourquoi vous avez accepté cette résidence avec les Ateliers Médicis, soutenue par le département ?

Outre le fait que j’ai travaillé en Seine-Saint-Denis pendant une vingtaine d’années, ce département a été très important pour moi au niveau professionnel et au niveau de ma vie d’adulte. Au-delà, j’avais envie de revenir en banlieue pour continuer à penser depuis cet endroit, pour boucler une boucle qui ne se boucle pas en général, parce qu’on quitte la banlieue pour ne jamais y revenir. Ça, c’est un peu l’idée générique qui me fait accepter la proposition des Ateliers Médicis. Et puis ce projet est un peu dans l'œil du cyclone de la transformation de la banlieue parisienne...

Vous avez donc un rapport particulier, intime avec la banlieue ?

Je suis né en banlieue parisienne et j’y ai grandi. Pour moi c’est à la fois un élément biographique et imaginaire. Pour les gens de ma génération, la transformation radicale de la banlieue parisienne est un événement majeur : émotionnellement, intellectuellement, politiquement… Avec le Grand Paris, on est entré dans une transformation plus rapide, plus profonde, qui modifie je pense, outre l’espace physique, l’espace imaginaire de la banlieue.

Vous en avez fait un thème central de vos recherches.

La banlieue des grandes villes en France n’a jamais constitué un élément de terroir, si on doit prendre cette formulation là. C’est tout l’enjeu pour ma génération, en fait : la question des RER, des paysages particuliers, des espaces, la présence très ouverte visuellement par rapport à la ville de Paris, tout un ensemble de choses qui constituent pour moi une espèce de paysage émotionnel, qui a été trop peu raconté par rapport au nombre que cela concerne. Moi, ce que je veux, c’est donner à sentir la matière de la banlieue, y compris en termes de sensibilité et d’imaginaire.

Participer à cette résidence, c’est profiter d’un observatoire idéal pour suivre les transformations de la banlieue ?

J’essaie à la fois d’être en position d’observation et de faire (presque) un travail d’archive, si on prend la littérature comme une archive sensible. Il y a là une idée de transmission, celle de petites histoires et de choses qui ont été tellement vues négativement qu’on a dit qu’il fallait les effacer… Je ne romantise pas la banlieue, mais je dis qu'il y a des choses extrêmement importantes à en comprendre.

Est-ce que la transformation de la banlieue, c’est aussi une transformation de ses habitants ?

Je dirais effectivement que changer un territoire c’est changer les manières d’être des gens. Pour les cités, je pense qu’on n’avait pas anticipé ce que j’appelle les affects de la banlieue : les gens s’attachent au fait d’être banlieusards, alors que la banlieue est en partie un espace de relégation. Je fais partie de la génération des gens qui ont construit des attachements à un endroit au sein duquel on est pas censé en avoir, et donc qui ont un rapport à la banlieue comme forme de terroir de la France, mais un terroir non raconté. On entend parler d’une espèce de France où on revient tout le temps sur les collines vertes, sur les champs, sur les vaches… Il y a un terroir qu’il faut aussi considérer, qui est le terroir urbain de la banlieue.

Vous dites que vous vous appliquez à parler, à penser depuis la banlieue ?

Quand tu deviens identifié sur une scène culturelle et artistique, on te demande un peu de ne pas revenir sur la banlieue, de ne pas la folkloriser. Et ça c’est intéressant : là où, dans d’autres cas, c’est bien de parler de sa région, dans le cas de la banlieue, on nous recommande de ne pas trop en faire. Alors qu’en fait, émotionnellement, c’est un élément de la France que je connais intimement et auquel, je pense, il est important de s’intéresser. Pour moi ce qui importe ce n’est pas tant de parler de la banlieue que d’avoir une construction émotionnelle et esthétique depuis la banlieue. La banlieue construit un rapport au monde qui est particulier. Un rapport qui manque à une France où les gens habitent de plus en plus en ville, car il porte une expérience urbaine.

En quoi consisterait cette expérience urbaine, propre à l’habitant de la banlieue?

Je me suis rendu compte qu’en tant que banlieusards nous avions été fabriqués dans une espèce de rapport d’attention poussée. Je crois qu’en banlieue nous sommes complètement tendus vers une hyper attention que la plupart des français n’ont pas pour tout ce qu’il y a autour d’eux. Il y a toujours le risque d’un problème – que ça vienne de la police, ou de l’institution en général, ou du fait que tu es dans un quartier où il ne faut pas que tu restes et où les gens te le font savoir. La banlieue éveille à quelque chose.

C’est un habitus particulier au banlieusard, qui conditionne donc votre rapport au monde...

Tout à fait. Mais du coup ça veut dire qu’on peut très bien lire des grands classiques, parler de cinéma, faire de la critique, toutes sortes de choses qui font partie de la culture, depuis cet habitus. Comme tout est fait de manière invisible pour qu’une certaine catégorie sociale de la banlieue n’atteigne jamais certaines sphères, quand on y arrive, notre manière de voir et de dire étonne. On est en position de dire: “Tu sais ça, moi, je ne le sens pas comme ça, je le comprends à partir d’une sensation qui est différente.” Et faire valoir cela, pour moi, c’est faire exister la banlieue comme élément constitutif de l’être français aujourd'hui.

Sur quoi avez-vous prévu de travailler à l’occasion de cette résidence ?

Je suis venu avec deux choses que je voulais approfondir. Un groupe d’écrivains amateurs avec lequel j’imagine des formes de co-écriture. Et puis l’idée de réfléchir à ce que c’est d’être un local dans un territoire international. J’avais envie de sortir de l’impasse du local au local, parce que la banlieue est internationale par le fait même des populations qui y habitent. Je pense qu’il y a un “local transnational” à défendre, qui à la fois est inscrit, et à la fois en relation à un ailleurs. Une espèce de double mouvement, qui n’est pas un cosmopolitisme flottant. Dès le départ, j’ai proposé de parler de Clichy/Montfermeil avec sa connexion à Port-au-Prince.

Dans quelle mesure est-ce que votre travail a été impacté par la crise sanitaire ?

Mon travail était basé, entre autres, sur des moments de veillée où on se retrouvait et on se racontait des histoires. On sentait qu’il y avait quelque chose d’assez beau qui s’y passait, un désir des gens, et il y a vraiment eu une cassure de ça. Ce qui est malheureux, c’est de constater encore une fois que la Seine-Saint-Denis est un territoire particulier : la crise sanitaire en Seine-Saint-Denis est une crise sanitaire différente de la crise sanitaire dans le reste de la France. Alors que, pour moi, la Seine-Saint-Denis est un endroit particulier, qui avait tout pour être le lieu d’un certain futur. Je trouve que sur la scène française, la Seine-Saint-Denis devrait être un département extrêmement central. La Seine-Saint-Denis anticipe un monde cosmopolite à venir, elle devrait être un laboratoire de la réflexion du futur.

Mais la crise a aussi permis de trouver de nouvelles manières de fonctionner ?

Le groupe d’auteurs qui faisaient des veillées a dû basculer en visioconférence lors du premier confinement. Malgré cela, on a réussi à continuer à travailler. Donc le plaisir de se retrouver, le plaisir de raconter des histoires, a dépassé cet obstacle. Je ne l’avais pas prévu. Et puis la visioconférence permettait de faire des veillées avec des gens qui sont en Haïti. Le confinement nous a mis dans une situation commune avec des gens qui ne peuvent pas, pour des raisons de politique et de frontières, se déplacer en général. Le Covid nous a ouvert à l’inattendu. L’inattendu est très important en art et dans la littérature. Donc j’ai accepté d’être un peu balloté.

Qu’est-ce qui vous a le plus surpris au cours de cette résidence ?

Pour moi, ce qui est le plus marquant, c’est la stratification historique de cette ville de Clichy/Montfermeil. Tu passes vraiment des bois royaux, à des endroits du 17e siècle, puis à une petite église, et enfin à une barre d’immeubles. Je m’interroge : l’histoire intermédiaire de la banlieue paupérisée ne va-t-elle pas se retrouver écrasée et disparaître à la faveur du nouveau Clichy/Montfermeil ? Je défendrais presque qu’il faudrait garder certaines barres, comme une archéologie. Et puis, il y a eu cette possibilité révélée par le Covid, de pouvoir utiliser le numérique pour continuer à se rassembler. C’est pratiquement un élément organique de la résidence, un élément que j’ai compris grâce à elle. Au-delà du drame que cette crise représente, on doit en apprendre certaines choses.

Est-ce que vous diriez que cette résidence vous a transformé ?

Je me transforme en continu, la résidence est un élément de transformation parmi d’autres. Ce qui m’intéressait c’était le rapport à ce retour sur un territoire, et c’était le rapport aussi intergénérationnel : moi je ne fais pas partie des jeunes artistes du projet ! Je trouve ça intéressant de pouvoir les côtoyer dans le dispositif. J’ai été très content d’avoir l’occasion d’aller au-devant d’eux, en tissant des collaborations. J’essaie d’apprendre leur sensibilité, cette façon de penser qui n’est pas la mienne, qui est celle de la nouvelle génération.

Propos recueillis par Mathieu Dochtermann.