Entretien - Projet Forum virtuel

Par François-Xavier Rouyer Frédéric-Pierre Saget

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Interview de Frédéric-Pierre Saget et Francois-Xavier Rouyer, artistes lauréats du Contrat local d'éducation artistique (Cléa) qui ont travaillé en duo à Clichy-sous-Bois et Montfermeil autour d'un projet de jeu vidéo.

Les Ateliers Médicis - Pourquoi jouer ?

 

Frédéric-Pierre Saget et Francois-Xavier Rouyer - En fait, il n’y a pas de raison nécessaire pour jouer. Tout le monde le fait naturellement. Ici, nous avons certes rencontré des gens qui ne jouaient pas aux jeux vidéo, mais personne qui ne jouait pas, en tout cas dans le sens large du jeu, qui va du jouet au théâtre, du pari au manège de foire. Sans parler du jeu social, où l’on incarne des rôles et où l’on négocie les règles du jeu de notre environnement, travail comme société.

Pour être plus précis sur les jeux vidéo, on y joue pour les mêmes raisons qui nous poussent à regarder un film ou lire un livre : ressentir quelque chose, vivre une expérience différente de nous qui va nous permettre de mieux comprendre le monde. Quand vous voyez 15 adolescents fascinés par Firewatch, un jeu ou l'on incarne un quarantenaire devenu gardien de parc national dans le Wisconsin pour se remettre de la maladie d’Alzheimer de sa femme, il est évident que l’expérience est celle d'une projection vers un univers méconnu : les adolescents se passionnent pour cette vie qui n’est pas la leur. Ils s'amusaient aussi à se faire peur (des choses étranges se passent dans le parc) ou, plus simplement, ils adoraient se promener dans une nature sauvage. Parfois, pendant un dialogue, les joueurs levaient simplement la souris pour regarder les étoiles. Voilà : on joue pour pouvoir regarder les étoiles comme un quarantenaire désespéré alors qu'on est une jeune fille de 12 ans habitant à Montfermeil.

Les Ateliers Médicis - À quoi jouer ?

 

Frédéric-Pierre Saget et Francois-Xavier Rouyer - À tout ! Nous avons toujours été des fervents défenseurs de l'idée que tout était bon à voir et à entendre, y compris les œuvres ratées. Nous continuons dans le jeu vidéo. Encore plus en ce moment : les institutions culturelles commencent à s'intéresser à cette forme, mais elles se concentrent beaucoup sur l’habillage et les thèmes abordés. Elles se penchent essentiellement sur les serious games qui abordent des thématiques contemporaines, des identités queer à la question des migrants. Mais c’est oublier le langage même du jeu, un peu comme un critique de cinéma qui ne s’intéresserait qu’au scénario d’un film, sans analyser sa réalisation.

Les adolescents d’ici nous ont tous, sans exception, parlé du jeu à la mode, Fortnite. De l’extérieur, le jeu peut sembler idiot et violent. Par ailleurs, un serious game comme A Normal Lost Phone, qui aborde la question de la transsexualité, peut apparaître comme intelligent et faisant réfléchir. Mais il y a plus d’inventivité et de richesse dans les mécaniques de jeu de Fortnite, et donc une plus grande possibilité de réfléchir sa façon de jouer, que dans A Normal Lost Phone, qui se contente d’énigmes assez simplistes et d’un style de jeu proche des point’n’click des années 90. Même si A Normal Lost Phone n’est pas un mauvais jeu, il ne brille que par son habillage : la reproduction d’une interface de smartphone et le sujet d’un adolescent transsexuel.

On a l’impression que, de la part des institutions, mettre l’accent sur les serious games est une façon de se protéger, de garder la main sur une culture qu’elles connaissent relativement mal. Nous avons pu le constater ici : certains adolescents de 12 ans sont meilleurs que nous. Ils ont une culture du jeu vidéo, reconnaissent les types de jeu et sont capables de vite analyser une façon jouer. Lors d’un atelier, c’était eux qui apprenaient à jouer aux gens des Ateliers Médicis. C’est sans doute ce qui est beau dans les jeux vidéo : une sorte de remise à plat des rapports hiérarchiques culturels. Nous ne sommes plus les détenteurs d’une culture savante face à des jeunes friands de culture populaire. Nous détenons tous deux une part de la culture savante. Alors, oui, il faut jouer à tout, parce que ne jouer qu’à des serious games, c’est simplement se débattre pour demeurer les possédants de notre capital culturel.

C’est sans doute ce qui nous attriste le plus dans le chemin actuel que prend la reconnaissance du jeu vidéo. D’un côté, des institutions culturelles lui offrent le vernis de la respectabilité en le parant des atours de la culture savante. Mais, pendant ce temps, les gens qui jouent depuis des années et ont une profonde intelligence du médium se retrouvent exclus. On pense notamment à l’association 3 hit combo, qui nous a beaucoup aidés et accompagnés pour préparer ce qu’on a fait ici, et qui traverse en ce moment une passe difficile. Alors qu’ils font, justement, ce travail de réflexion autour d’un partage de la culture savante. Mais voilà : pendant que les musées font des expositions jeux vidéo, on leur refuse le statut d’association culturelle.

 

Les Ateliers Médicis - Comment jouer ?

 

Frédéric-Pierre Saget et Francois-Xavier Rouyer - Au clavier ou à la manette, c’est selon le jeu et ses préférences personnelles. Ici, la majorité joue à la manette, parce que les PC assez performants pour faire tourner les jeux ne sont pas légion. Du coup, même quand le clavier est plus pratique, les jeunes préféraient jouer à la manette. Ils jouent aussi beaucoup sur leur téléphone, avec des commandes tactiles qui, sincèrement, sont bien moins intuitives qu’une manette. Mais, si tout le monde a un téléphone, tout le monde n’a pas une console : on fait avec, on se débrouille. Il y a eu tout un moment où on faisait pareil : on jouait à des jeux sur nos téléphones parce que nous n’avions pas les machines pour les faire tourner autrement. C’est moins bien, mais c’est toujours ça.

Pour être plus sérieux, on a essayé de mettre en avant le fait de jouer ensemble plutôt que seul chez soi. Nous avons montré des jeux coopératifs, ou au contraire des jeux d’affrontements à quatre joueurs. Nous avons aussi organisé des parties où il n’y a qu’une seule manette, mais où tout le monde participe pour aider le joueur. C’est d’ailleurs ce qui est le plus intéressant dans ce qui se passe dans le milieu du jeu en ce moment : on joue aussi en ne jouant pas. La plateforme Twitch a rendu démocratique ce type de pratique : un joueur et une communauté qui l’aide sans toucher la manette.

Un jeune homme qui a assisté à presque tous les ateliers que nous avons organisé connaissait tous les jeux que nous présentions. Mais il n’y avait jamais joué : il avait regardé des vidéos de Let’s play sur Youtube. Un autre adolescent, plutôt gamer par ailleurs, n’a pas voulu prendre la manette : « je suis là pour regarder, et suivre l’histoire », nous a-t-il dit. Il y a donc une façon de jouer qui émerge, celle du spectateur. Ce qui peut d’ailleurs poser problème : un jeu comme Brothers : A tale of two sons, où l’on incarne tout seul le grand frère en même temps que le petit frère, ne peut se comprendre qu’une fois la manette en main.

Au-delà de ça, disons qu’il y a deux façons principales de jouer. La première est celle qui vise à devenir le meilleur dans un jeu. On cherche à comprendre toutes les logiques, on s’entraîne soit pour battre les autres, soit pour s’enorgueillir d’avoir fini le jeu. La seconde façon est plutôt orientée vers l’envie de tout voir dans le jeu, donc vers la gratuité du geste et, à terme, vers le détournement : on fouille tout au point de changer le but du jeu, on cherche les bugs, on fait des speedrun ou, simplement, on se promène sans chercher à avancer dans l’histoire.

On pourrait dire qu’il y a la compétition d’un côté, et la complétion de l’autre. Il n’y a pas une façon de jouer meilleure que l’autre, chacune a sa richesse, mais, bien entendu, vu l’idéologie du monde actuel, la plupart des gens que nous avons rencontré jouait pour être les meilleurs et finir le jeu. Mais, de temps en temps, autre chose s’est dégagé : lors du Let’s play de Brothers : A tale of two sons, les joueurs s’amusaient à faire des trucs gratuits, comme aller se balader avec les poissons, ou simplement parler aux gens avec les deux personnages pour voir les réactions différentes. Ensuite, ils en discutaient, parlaient du fait que le petit frère était plus sensible, mais moins fort que le grand. Et ils avaient complètement oublié qu’il fallait avancer dans leur quête de l'élixir de vie.

C’est l’autre grande joie du jeu vidéo : comme il est un medium qui fait du spectateur un acteur, il rend visible et évident le “braconnage culturel” dont parlait Michel de Certeau. Chacun vient chercher dans le jeu ce qu’il a à y prendre, au-delà de ce qu’a pensé le game designer. C’est le principe même du concept de “gameplay émergent” : le consommateur fait ce qui n’était pas prévu avec le jeu. C’est évident : si, pour nous, deux trentenaires qui n’avons pas de grand frère, la question de jouer deux frères d’une seule main est intéressante pour des raisons de gameplay, elle résonne différemment pour le cadet d’une famille de sept enfants.