Po Sim Sambath - Depuis la nuit 2018

Fragments de périphéries

Par Edouard Zambeaux

Le

« On est des gens normaux ! »

Installé dans la petite salle commune d’un centre social d’une ville de la petite couronne Yanis regarde ses mains. Ses doigts se croisent, se recroisent, s’entrelacent. Il ne sait qu’en faire. Il est un peu intimidé par le micro. Un peu étonné aussi que ce travail d’écriture qu’il a mené avec des copains du centre et des animateurs suscite l’intérêt d’un journaliste « de Paris ».

Devant lui le recueil des textes qu’ils ont écrit pour tenter de se dévoiler, de se donner à voir, de se « faire comprendre » s’intitule « Ils ne savent pas ce qu’on pense ». Il raconte avec les autres les raisons pour lesquels ils ont accepté cette proposition faites par la fédération des centre sociaux : se raconter. Ils y voient tous une réponse à ce sentiment bizarre qui les taraude. Cette impression d’être les étranges étrangers du bout de la rue en quelque sorte… Ceux qu’on ne comprend pas. Ceux qu’on imagine sans prendre le temps de les écouter.

Et puis cette formule qu’il assène lorsque sa parole se libère : « J’aimerais que les gens n’aient pas peur des habitants des quartiers… ».

Comme pour s’excuser l’adolescent poursuit et enfonce le clou : « Je ne suis pas mauvais » lâche-t-il plaidant sa cause comme s’il fallait sans cesse en apporter la preuve. « J’aimerais bien que les gens me voient autrement. On est des gens normaux en fait ».

Pourquoi faut-il l’asséner avec tant de force ? Pour s’en convaincre ? Pour m’en convaincre ? 

Pourquoi un lycéen en arrive-t-il à formuler une revendication de cette nature ? 

Pourquoi tant de lycéens, de collégiens, de jeunes adultes, de vieux en arrivent-ils à crier cette soif d’être vus comme des « gens normaux » ?

Pourquoi le fait d’habiter un quartier, une périphérie, une cité, un « ailleurs » fait d’eux les porteurs d’un stigmate d’anormalité ?

Avec cette formule qui résume tout. « Vivre en banlieue c’est être jugé… et juger en retour ».

Se sentir essentialiser. Perdre sa singularité. Rejoindre la cohorte, la statistique, le grand fourre-tout du là-bas qui s’ouvre à quelques kilomètres.

Il y a eu Rachid qui se demande s’il peut être simplement un jeune « tout court » ou s’il sera forcément un jeune des quartiers. Il y a eu Taouss illégitime à franchir les portes du Louvre persuadée qu’elle ne serait pas « capable de comprendre les œuvres », il y a eu Suzanne, il y a eu Malek, il y eu Hocine, il y eu Sabrina…il y en eu tant qui au cours des années m’ont confié leur lassitude de cet à priori qui les enferme… et que parfois ils finissent par faire leur.  

Se sentir englué dans une image et prisonnier d’une représentation. Se sentir assigner et s’enfermer soi-même.

Être prisonnier de cette image que projette l’écran de la télé, miroir déformant d’une réalité si souvent fantasmée.

Car la périphérie c’est un objet médiatique.

Dans sa représentation la périphérie c’est d’abord une grammaire.

Une grammaire visuelle…  avant tout.

Elle se décline par des travellings ascendants caressant des façades minérales et décrépies. Elle s’incarne par des silhouettes fantomatiques de personnages sans visage captés de dos et souvent de loin. Elle est bruyante et chaotique. Salle et mal entretenue. Elle est dangereuse, par essence, miséreuse, souvent et parfois merveilleuse… mais elle se doit d’être exotique, incroyable mais vraie. Simple et sans nuance.

Il y a aussi cette chanson de geste qui fait que bien souvent les rôles sont distribués d’avance. Et que chacun assume le sien. Par habitude, par lassitude par conformisme. Le « jeune de banlieue » joue au… jeune de banlieue presque par bonne éducation. Pour ne pas décontenancer son interlocuteur qui forcément, selon lui, attend ça de lui. Alors, avant de se laisser découvrir, il rabâche sans trop y croire du « nique la bac » et magnifie un « bled » qui serait pays de cocagne mais qui reste, au plus, une destination de vacances.
Ainsi se perpétue une représentation figée, indépassable, conforme aux a priori. Et chacun s’interroge sur « l’image des quartiers » s’inquiétant qu’elle soit délétère mais sans jamais se soucier du regard que l’on porte sur eux. Chacun est à sa place. Les frontières symboliques sont étanches. Mais ce n’est pas l’image qu’il faut changer. Il est trop tard. Elle est fixée, gravée sur la « pellicule ». En revanche le regard peut se modifier se faire curieux, bienveillant, attentif au fait que la périphérie est un être vivant. Une part de notre corps… social tout simplement.

Et ce corps respire fort. Parfois même il est pris d’une bruyante quinte de toux. Il déborde de ces instants précieux, de ces recoins imprévisibles, de ces destins qui devraient plus souvent être vus comme remarquables.

« La périphérie c’est la peau » me disait Stéphane Paoli qui fut une décennie durant la tête d’affiche curieuse et gourmande de la radio publique. La périphérie elle respire en effet par tous ses pores. Mais il faut l’observer avec minutie pour capter ces minuscules respirations qui deviendront probablement un jour la « norme » quand la centralité s’en sera emparée.   

Belleville fut la périphérie, Montmartre ou Montparnasse aussi.

C’est ça la nouvelle promesse du Grand Paris.

Que le quartier ne soit plus « ton pays, ta capitale » comme me l’expliquait Byron un jour de novembre 2005 pour me signifier une fois encore cette relégation ressentie.

La promesse tient en quelques mots. Ils sont d’Hocine Ben, slammeur, poète qui fait découvrir sa cité aux curieux, souvent étudiants en architecture, qui viennent « du Brésil, de New York et parfois même de l’autre côté du périph’ » pour observer « la Mala » d’Aubervilliers d’une autre façon. Pour porter un nouveau regard sur ce quartier « couleur béton, couleur bêtise… ».

Il le dit avec humour et peut être une pointe de regret : « nous ne sommes plus des banlieusards… Nous sommes des Grands Parisiens » ! 

Crédit photo : Po Sim Sambath, Depuis la nuit, 2018