Dans votre enfance, vous avez sans doute eu vent d'histoires de géants, de serpents-volants, de fées, de diablotins, de la bête faramine… : des récits sur ces « génies des lieux » sont racontés chez tous les peuples européens.
Autrefois appelés Genius Loci, leur présence locale tend aujourd'hui à disparaître. Ayant grandi entre Grenoble et le plateau du Vercors, j’ai par exemple très peu entendu parler de ces contes qui pétrissaient autrefois les failles, les pics et les rondeurs du paysage, alors qu’il était encore courant de les évoquer il y a une centaine d'années.
Le recueil Êtres fantastiques, patrimoine narratif de l'Isère, est une collecte de croyances locales, réalisée par un ex-directeur du musée Dauphinois. Cet ouvrage permettra dans un premier temps de travailler l'oralité avec les élèves, en s'appuyant sur ces histoires racontées auparavant dans leur village et leur région. Ce sera également un point de départ pour explorer le territoire.
Par la suite, les enfants choisiront une des croyances à partir de laquelle nous imaginerons une fête populaire : par une parade, des costumes, des accessoires et autres éléments de décor imaginés au fur et à mesure de l'année, l'événement tentera de transmettre cette mémoire, et de dresser un portrait vivant, poétique et festif de la région de Charantonnay.
La croyance choisie par les enfants servira essentiellement à créer ce moment de partage et de rassemblement, où nous essaierons de mettre en relation l'école et d'autres acteurs locaux.
Au travers des contes et de leur interprétation, ce sont surtout les rapports entre le lieu et ses habitants que nous chercherons à comprendre. Divers ateliers et enquêtes nourriront ces questionnements : dans le passé comme aujourd'hui, comment ce territoire est-il perçu et vécu ?
Les êtres des Terres Froides
Le recueil cité précédemment, les Êtres fantastiques, fait partie d'une série d'ouvrages du même nom. Cette série rassemble d'anciennes croyances collectées par Charles Joisten, ethnologue spécialiste du patrimoine narratif de l'Isère, de la Savoie, de la Haute-Savoie, de la Drôme, et des Hautes-Alpes. Sa méthode a été de procéder à une récolte dans le maximum de villes et de lieux-dits grâce à une équipe d'enquêteurs et d'enquêtrices, puis de classer les histoires par commune et par type de croyance.
En voici des extraits, issus de la région naturelle de Charantonnay, à la limite entre la Bièvre-Valloire, les Terres Basses et les Terres Froides :
« La Tour-du-pin
La serpente-volante. - La serpente-volante était un serpent portant une lampe sur la tête, qui éclairait la nuit. C'était un diamant brillant qu'elle posait pour aller boire et manger. Je l'ai vue passer maintes et maintes fois.
Rochetoirin
L'être sauvage nommé nuiton. - Le nuiton était un homme qui avait deux cornes sur la tête et un œil au milieu du front. Il vivait dans la Goulette du nuiton. Quand il faisait beau temps, il sortait pour se dorer au soleil et peigner ses longs cheveux.
Four
La mâchecroûte
1. La maçhicruta est une bête qui attire les enfants au fond des puits et des serves (mares).
On disait aux jeunes enfants :
- N'allez pas vers la serva, il y a la moçhicruta.
2. C'était une bête imaginaire, munie de griffes, qui attirait les enfants dans l'eau. »
À partir de quelques extraits de ce type, un travail personnel de réécriture sera fait pour y ajouter plus de narration. Plusieurs de ces contes seront présentés aux élèves en début de résidence, et nous pratiquerons la lecture pour mettre en voix ces histoires et éventuellement les enregistrer.
En parallèle, la première partie du semestre consistera à expliquer la notion de génie du lieu - ou esprit du lieu - aux élèves. Cela donnera lieu à des balades, des observations, du dessin, de la photographie dans Charantonnay, pour se documenter et mettre en perspective le terrain et les contes.
Car loin d’être uniquement l’objet de croyances, le génie du lieu est aujourd'hui un concept assez large. Il désigne l'ensemble des éléments qui caractérisent un site : son histoire, ses couleurs, ses odeurs, sa faune, sa flore, son fond sonore, sa gastronomie, son artisanat, son commerce… tout ce qui constitue son identité. C’est un concept qui intègre la notion de « territoire vécu », et qui est aujourd'hui souvent utilisé en architecture, en géographie, en paysagisme, et dans les métiers du patrimoine.
Les légendes et les contes participent à cette définition en nous permettant de comprendre un territoire par le regard et l'imagination de ses habitants.
Mais comment se positionner lorsque l'on réinterprète des croyances locales et que l'on tente de comprendre « l'identité » d'un territoire ? Car ces sujets sont parfois rattachés à des clichés nostalgiques, voir à des idéologies, ou à un esprit conservateur encourageant l'entre-soi.
Le folkloriste Alan Dundes qualifie d'ailleurs de « fakelore » certaines traditions construites par le tourisme et les mouvements nationalistes ou régionalistes.
De plus, si ces contes ne sont pas tellement connus en Isère, c'est qu'ils ne font peut-être plus sens auprès des habitants. Alors y a-t-il un intérêt à les diffuser de nouveau ?
L'idée n'est pas ici de faire l'apologie involontaire d'un retour à des valeurs passées ou de créer une vitrine plaisante, c'est pourquoi il sera nécessaire de mettre les récits en parallèle avec une vision et une pratique actuelle du territoire. Construire et penser l'événement avec les élèves et les habitants évitera sans doute cet écueil.
Aussi, les festivités de proximité créent des liens sur un même territoire et semblent apporter un ancrage local, qui participe au bien être collectif et personnel.
Le point de vue des enfants sur ces croyances, et sur Charantonnay et ses alentours, sera récolté auprès d'eux grâce à des exercices créatifs en classe, mais aussi auprès des habitants sous forme de témoignages audios.
Le projet : une fête à Charantonnay
Après avoir sélectionné une croyance de leur choix, les élèves imagineront une potentielle célébration, un rituel, ou une procession contemporaine qui pourrait en découler.
Le recueil des Êtres Fantastiques étant issu d'une culture orale, les croyances qui y sont archivées ne sont pas censées avoir de standard ou de modèle : ce sont des histoires qui varient chaque fois qu'elles sont racontées. Le choix de les matérialiser sous forme festive et populaire permettra donc peut-être de transcrire cet aspect éphémère et changeant, grâce aux interprétations des enfants, aux échanges, à la nourriture, à la musique, aux danses, aux jeux...
Cela éviterait de « muséifier » ou figer ce patrimoine, et plutôt de le laisser vivre et se transformer aux mains des habitants. Il y aura beaucoup d'attention portée à cet aspect du projet : prendre le temps de rencontrer du monde, vivre sur place... Cela permettra de construire à plusieurs, et d'éventuellement amener l'événement dans une dimension qui ne serait pas uniquement de l'ordre du spectaculaire ou du divertissement.
Le processus de création se développera en deux temps :
D'une part, les enfants choisiront le récit sur lequel il leur plaira plus particulièrement de travailler.
À partir de ce dernier, nous élaborerons une célébration jusqu'à sa réalisation complète en fin d'année scolaire : le principe sera de développer l'événement en fédérant les parents d'élèves, la mairie et des associations locales.
Les enfants réfléchiront à son déroulé dans l’école, autour de celle-ci, ou bien dans le lieu décrit s’il est accessible. L'élaboration de sa trame, de sa partition ou de son scénario se pensera ensemble, et la classe participera à la construction des éléments nécessaires.
D'autre part, à partir de deux ou trois autres récits, j'élaborerai de mon côté des gestes, des éléments de costume, de décor, pour en faire plusieurs performances de fête où interviendront des figurants. Ce seront des « performances » dans le sens où les événements ne seront pas réellement organisés mais plutôt reconstitués par morceaux pour en faire des captations photos ou vidéos. Cela permettra de conserver des possibilités de fête, qui ne demanderont qu'à être activées après la résidence, et dont l'événement avec les enfants sera un exemple abouti.
Afin de communiquer sur le projet après juillet 2022, la diffusion de ces captations, de photographies et de réalisations plastiques pourra se faire sous forme d'exposition itinérante, au sein de l'école puis dans le département (bibliothèques, collèges, lycées, maisons du patrimoine, mairies, musées...).
Ressources complémentaires :
Par le(s) artiste(s)