Ayant dû écrire un jour un court texte sur le sujet de l'exil, lui qui n'est pas exilé, SimonR s'est rendu compte que la notion d'exil lui parle pourtant. Et il a très vite associé sa sensation de l'exil à la pratique de sa langue, le français coloré de provençal, qu'il a fallu décolorer, normaliser, éteindre, dans ses études pour devenir comédien. Cette violence qu'il s'est infligée, des milliards de personnes se l'infligent pour trouver un travail, ou ne pas être humiliés, ou ne pas être en danger.
Le théâtre c'est l'art où on parle. SimonR veut imaginer un spectacle sur les expériences de ceux qui ont dû abandonner des expressions, des mots, un accent, une voix. Avec le théâtre, donner une reconnaissance en public, un apaisement en public à des oppressions, des humiliations, des hontes qui sont publiques parce que sociales, parce qu'elles ont lieu dans notre être-ensemble. En sensibilisant les enfants à ces enjeux, et en valorisant le patrimoine linguistique de leurs familles.
Ça a commencé par une audition. Maëlle Poésy lançait les répétitions de Sous d’autres cieux d’après l’Énéide de Virgile. Elle auditionnait des comédiennes et des comédiens. Il fallait préparer quelque chose sur le sujet de l’exil. J’ai écrit un texte et je l’ai appris par cœur.
Personne n’a eu l’audition, et ce texte est resté. Un texte sur mes origines, sur une langue que je ne parle pas, sur un accent qui ne disparaît pas. Sur la violence, sur la colère. Sur l’Histoire. Là où l’Histoire apprise achoppe sur l’Histoire héritée. Et une phrase, qui se répète : « L’exil, c’est la langue. »
Ça a commencé comme ça, avec cette phrase. Et rétrospectivement, tout s’est aligné. Je ne parle pas comme il faut, à l’endroit où je suis. « Comme il faut » : la cruauté du verbe falloir en français, on est écrasé sans savoir par qui. J’ai un accent amusant, j’utilise des mots inconnus, je n’ai pas les mêmes nuances. On me reprend beaucoup. Parfois c’est drôle, parfois c’est gênant. Je ne suis pas d’ici : on me le répète souvent.
Et paradoxalement, je choisis de faire du théâtre : chaque jour je vais être confronté au « comme il faut » de la langue française. Mon outil de travail principal n’est pas aux normes, et je risque de ne pas être homologué pour le métier que je veux faire. Alors je fais des efforts. Des efforts pesants et nombreux, constants, humiliants. Car c’est bien d’humiliation qu’il s’agit. Et ça marche. Je disparais, un peu. Mais je ne comprends l’amputation qu’une fois faite.
Et puis une évidence, tout d’un coup : ce n’est pas une expérience isolée. Ce n’est pas exceptionnel, ce n’est pas moi le héros solitaire. Tout cela est systémique. C’est le sens de l’Histoire. Il y en a d’autres, comme moi, partout, vivant la même humiliation, la même amputation, dans des contextes différents. Et dans la foule de ces autres, j’en connais. Le hasard me les a fait rencontrer. Alors nous nous sommes rassemblés, nous nous sommes parlé de nos histoires de théâtre, de vie. Et un spectacle a commencé à poindre.
Nous avons tous comme points communs d’avoir, très tôt ou très tard, appris le français, et d’avoir fait des études d’art dramatique en France. Nous avons des rêves en commun, des efforts en commun, et des joies, des déceptions qui se ressemblent. Nous allons jouer en français, avec chacun un accent plus ou moins audible, et nous allons parler de ce que nous avons vécu, de ce que d’autres ont vécu, de l’histoire de nos langues. Derrière nous, il y a la Finlande, le Maroc, l’Écosse, la Suisse, les Pays-Bas. Les tensions du XXIème siècle résonnent entre nos silhouettes, du retrait du Royaume-Uni de l’Union Européenne à la hantise de l’expansionnisme russe, en passant par l’ardoise morale de la colonisation… Le spectacle tirera des parallèles entre ces sujets géopolitiques et le mépris historique et ordinaire de certaines langues. On méprise immanquablement les personnes quand on méprise leur langue, on empêche le vivre-ensemble et on crée presque toujours l'humiliation et la haine.
Paradoxalement, là encore, ces acculturations, ces assimilations, nous les avons désirées sans les comprendre : ça tombait sous le sens, puisque notre métier allait être de savoir parler. Et « bien parler ». Au travers de nos expériences très personnelles, nous nous interrogeons sur la présence en nous de cultures dominées, menacées. C’est cette division interne que nous allons explorer. Nous ne sommes pas certains de parler « comme il faut », des locuteurs pas très sûrs d’eux, mais nous avons notre part du monde et nous avons envie d’en être fiers, alors qu’elle s’amenuise. Nous en sommes les citoyens et les artistes, peut-être plus attentifs que d’autres, du fait de nos histoires marginales.
La rencontre de nos situations dresse un portrait de ce que nos sociétés font de leur patrimoine linguistique et de ceux qui en sont les dépositaires. Notre expérience du théâtre, un haut lieu de langue, et de son apprentissage, est métaphorique d’autres expériences et d’autres situations qui ne sont pas les nôtres. Nous en raconterons certaines. D’autres, innombrables, viendront à l’esprit de chaque spectateur·trice. Car chaque spectateur·trice aussi a son histoire, et nous souhaitons avec ce spectacle faire entendre la légitimité de la sensibilité de chacun, et réveiller les pluralités et les complexités qui sommeillent en nous face à un monde avide de simplisme. Nous voulons que certains puissent reconnaître leurs propres blessures dépeintes dans notre spectacle, et qu'ainsi elles soient "validées" : "Oui tu as souffert et tu as le droit de le dire, d'en parler" ; et qu'à l'inverse d'autres prennent conscience qu'ils ont blessé, qu'ils ont fait souffrir, bien souvent sans le vouloir ni le savoir. À notre petite échelle, nous voulons nous inspirer des idéaux de la justice restaurative, et du travail des "commissions de vérité et de réconciliation" qui œuvrent depuis 25 ans en divers endroits du monde.
C’est donc du théâtre d’inspiration documentaire, des récits d’Histoire proche ou lointaine qu’on rappelle ou qu’on fait découvrir, des témoignages intimes qui résonnent avec le vécu des spectateur·trice·s. Nous parlons de la région par rapport au pays, et des détresses qui sont associées à ce rapport, autrement que dans les discours populistes d’aujourd’hui. Il est urgent de reconquérir ce terrain occupé par les politiques d’extrême-droite qui excitent et exploitent la douleur identitaire, notamment dans le monde rural. Cette douleur peut être apaisée par l’art et le partage de nos émotions, comme alternatives au silence, à la colère, à la violence. C’est l’objectif que nous nous fixons : un spectacle pour valoriser des vies dévalorisées, donner une reconnaissance publique et un apaisement public à une oppression, une humiliation, une honte qui sont publiques parce que sociales. Pas de meilleur outil que le théâtre pour cela, art de la parole et art d'assemblée.
Le spectacle est scandé de scènes où nous reconstituons des sévices corporels historiquement infligés à ceux qui étaient surpris à parler une langue interdite, dans chacun des pays desquels nous venons. Nous montrons l’oppression dans les corps, la cruauté, les douleurs, et nous les mettons en parallèle avec les efforts pour bien parler « comme il faut » au théâtre ou dans la vie, l’exercice d’une oppression moins évidente, moins condamnable, que nous pensons comme des séances d’orthophonie brutale. Dans ces scènes, successivement, nous devenons tous Écossais, Marocains, ou Finlandais, et nous parlons des langues que nous ne connaissons pas. Celle ou celui dont la langue est parlée reste en dehors de la scène, et traduit en français pour le public.
Peut-être explorerons-nous également les capacités de nous réunir par-delà nos langues avec la musique, et sur nos langues, bien anatomiques celles-là, avec la cuisine.