C’est à la lumière des flammes que l’on contait jadis des histoires qui faisaient mourir de rire ou de peur. Tous rassemblés autour du foyer, les récits se transmettaient de bouche à oreille. « À la Lumière des Flammes » est un projet d’écriture et de création théâtrale pour jeune public avec deux comédiens s’appuyant sur la tradition du conte. Les flammes sont aussi celles du bûcher où pendant deux siècles, on a brûlé les femmes coupables de sorcellerie. Le spectacle portera sur l’histoire de ces femmes, à travers le récit de deux soeurs. Il s’écrira avec les enfants afin d’être au plus proche du regard qu’ils portent sur le monde. Le conte abordera les thématiques de la discrimination, de la persécution ainsi que les questions de genre, de tolérance et de sororité. Au théâtre se mêlera une recherche plastique pour explorer la figure de la sorcière par la performance, la sculpture, la scénographie et le théâtre d’objet.
Parler de sorcières, c’est évoquer pêle-mêle : chapeau pointu, balai volant, abracadabra et petite vieille au nez crochu. Cependant derrière l’image consacrée, il y a une réalité : le crime de sorcellerie. Historiquement est sorcière celle et parfois celui qui est désigné comme tel. Ce sont ces femmes que l’on accuse de se livrer au sabbat, de communier avec le diable et dont on purgera la société par le feu du XVème à l’aube du XVIIIème siècle. Le crime de sorcellerie est avant tout un acte de domination des hommes sur des êtres qui vivent en marge de la société. Il peut être considéré comme un féminicide de masse car il touche à 80% des femmes, fréquemment des sages-femmes ou des guérisseuses détentrices d’un savoir en dehors des dogmes. Il s’agit également de vieilles femmes célibataires qui échappent à toute tutelle masculine. Parce qu’elles sont puissantes, parce qu’elles sont libres ou savantes, les sorcières transgressent les normes de la société patriarcale en ayant leur propre système de valeurs.
En prenant des sorcières pour personnages principaux du spectacle, je reviens à l’origine du mythe et aux sources de notre imaginaire. Comment rendre justice à ces femmes et créer avec les enfants une figure singulière de sorcière positive, porteuse d’espoir, modèle de liberté, de tolérance et d’émancipation? Ce thème renvoie à notre réalité. Les persécutions des sorcières résonnent, selon moi, avec l’actualité et la libération de la parole des femmes. Réfléchir sur les injustices d’hier, c’est tendre un miroir au présent et refuser les 149 féminicides de l’année 2019 en France. Les mécanismes de persécutions des sorcières mettent en lumière les logiques de haine et de rejets. Les affaires de harcèlement scolaire nous montrent que les enfants aussi peuvent en être victimes autant que bourreaux. Impliquer les enfants dans le processus d’écriture m’offre la possibilité d’ouvrir avec eux un espace de dialogues sur ces questions contemporaines. Nous travaillerons sur une langue et une lecture poétiques du monde pour évoquer des sujets difficiles : la violence, les persécutions, les discriminations, le consentement.
Ecrire ce spectacle sous la forme d’un conte m’est apparu comme un moyen adéquat d’aborder ces questions délicates. Depuis toujours, les contes questionnent les interdits sociaux et moraux. Ils interrogent notre capacité à vivre ensemble, à tisser des liens avec autrui. Ils nous invitent à penser le rapport entre notre être profond et l’autre, en ayant recours à des schémas, des stéréotypes. Grâce à une langue singulière chargée de symboles et de métaphores, le conte instaure une distance, décale les situations afin de les rendre plus accessibles. Il donne des formes concrètes à nos inquiétudes, met en images nos angoisses afin de mieux les dépasser. La complexité de l’être se met en scène sans psychologisme. Chacun se projette dans la fiction et la fait raisonner en lui. Le conte nous invite donc à sortir de nous-mêmes, développe notre empathie et notre capacité à vivre ensemble. La racontée constitue un rite social fédérateur.
En choisissant la chasse aux sorcières comme source du spectacle, j’aborde aussi un autre sujet qui me tient à coeur : la justice. Les condamnations pour crime de sorcellerie étaient rendues à la suite de procès à charge. Il existait tout un rituel judiciaire : examens médico-légaux, témoignages, comptes rendus d’audiences. Cependant, cela s’appuyait sur des bases juridiques fragiles : des rumeurs, des dénonciations et des textes démonologiques souvent obscurs et teintés d’une très forte misogynie. Convoquer la chasse aux sorcières, c’est parler d’une justice défaillante. Ecrire sur un procès de sorcellerie avec les enfants induit une réflexion sur ce qui est juste et injuste. Le projet questionne les conditions nécessaires à l’émergence d’une justice impartiale. Nous partirons de leurs propres expériences de conflits. Qu’est-ce qui engendre des situations conflictuelles ? Comment se réconcilier ? Avec quels mots ? Par quels gestes ? Qu’est-ce qui marque la résolution d’un conflit ?
Ce spectacle jeune public a pour vocation à être joué dans des écoles, des bibliothèques, en plein air et en dehors des circuits de diffusion traditionnelle, de façon à aller à la rencontre d’un public plus large. Le dispositif scénique et les besoins techniques seront donc allégés au maximum. Ce qui peut sembler au départ une contrainte permet au contraire de sortir d’une logique scénique frontale, avec les acteurs d’un côté et les spectateurs de l’autre. Ainsi, pendant cette résidence, nous élaborerons une scénographie globale en testant différents dispositifs : par exemple circulaire ou bi-frontal. Nous inventerons avec les enfants un espace qui soit le plus propice à l’écoute du conte. Nous jouerons dans des espaces habités par le quotidien, comme une salle de classe, un préau ; visuellement et émotionnellement ces espaces sont denses. Quels outils et éléments simples pouvons-nous mobiliser pour transformer ces espaces familiers en espace de représentation? Il s’agira de transformer l’ambiance lumineuse, de créer une atmosphère sonore et olfactive. L’espace imaginé deviendra celui de la parole magique théâtrale, qui fait exister un au-delà : l’espace de l’imaginaire. J’accompagnerai les enfants par différentes expérimentations à concevoir cet espace théâtral qui les aidera à entrer plus aisément dans l’histoire.
L’espace scénique offrira une perméabilité entre l’auditoire et les comédiens en les mettant sur un même plan. Des séquences participatives interviendront dans le spectacle, donnant une place au spectateur dans la narration. Certaines prendront la forme de paysages sonores qui, à l’aide de bruitages, recréeront les différents espace-temps du récit : la forêt, la nuit, le feu. Les élèves seront tantôt spectateurs, tantôt acteurs incarnant un chœur en charge de certaines narrations.
Toujours dans ce souci de stimuler l’imaginaire des spectateurs pendant le spectacle, les deux comédiens s’accompagneront d’objets chinés et de sculptures: mains en porcelaine, mannequin de bois, bouteilles en verre et papiers. Ces objets suggèreront l’étrangeté et seront détournés de leur fonction première. Ils inviteront l’enfant à se créer d’autres représentations et images de l’univers des contes. L’expression orale se poursuit dans une expression plastique à la frontière avec le théâtre d’objets et la marionnette. J’explorerai avec les enfants cette notion d’objet magique, de « l’objet étrange» et nous étudierons comment lui donner vie, lui faire raconter une histoire. Je proposerai aux enfants de développer leur propre « objet magique », conçu comme des ready-made, mêlant un objet existant avec de la ficelle, de la peinture et d’autres matériaux de façon à les encourager à développer leur créativité avec des matières qui leur sont facilement accessibles, comme dans le théâtre d'objets ou l'arte povera.