Rendrions-nous la mémoire infaillible si nous en avions la possibilité ? Et le passé limpide, délesté de tout mystère ?
La nuit des temps est un projet qui propose de plonger dans l’océan de la mémoire à la recherche des disparus ou des oubliés, suivant les pistes que laissent photographies, documents et témoignages. À partir d’une photo de famille, d'un objet retrouvé, pourrait-on combler, grâce à l’imagination, les lacunes que le temps a provoquées ?
Liora Jaccottet et Pascal Cesari proposent aux enfants un travail de filature, à la manière de détectives poursuivant inlassablement des fantômes bienveillants, se raccrochant à quelques vestiges du passé. Ils invitent les élèves à les suivre dans cette recherche active et sensible, une enquête sur des ancêtres réels ou rêvés, s’entourant de preuves fictives, pour détourner et réinventer, avec les outils du théâtre, un passé qui devient vivant, et faire du quotidien un objet spectaculaire.
Ce projet est né d’une photographie encadrée, parmi d’autres, sur la commode du père de Pascal. Une photo des années 60 agrandie montrant son père enfant, sur les genoux de son oncle, mort près de quinze ans avant la naissance de Pascal.
Ces images sont entourées d’une aura de mystère, de non-dits. On ne parle jamais de cet oncle dans la famille. Il n’a pas eu d’enfants, il n’a pas été marié, il a vécu une vie simple, sans événements, à une période et dans un milieu rural et isolé où un homme se devait de fonder une famille. Il vivait chez sa mère, est mort sans faire de vagues. C’était, comme disent les témoins, un homme bon.
Est venue alors la volonté de combler les manques d’un récit où semble planer un secret. À partir de bribes d’une vie, de lacunes, de quelques souvenirs fragiles et biaisés de celles et ceux qui l’ont connu, de photographies, actes d’état civils, dossiers médicaux… nous aurions l’envie de reconstituer sa vie, à la manière d’enquêteurs partant sur les traces d’un homme presque anonyme, retrouver des images qui datent de « la nuit des temps », assembler les pièces d’une vie parallèle ou rêvée.
Car certains signes, peut-être anodins, nous ont poussés à fabuler sur son existence. Ainsi, son célibat est devenu la conséquence nécessaire à l’impossibilité d’exprimer son homosexualité ; son cancer de la peau dans les années 80, un signe clinique d’une infection par le VIH. Ces éléments permettaient de créer une filiation, symbolique plutôt que génétique, entre Pascal et son grand-oncle. Ils devenaient des projections de ses propres fantasmes, et ce faisant, s’imbriquaient à la vérité pour finalement se substituer à elle. Quelque part, dans le vertige du passé et de la mémoire, quelqu’un lui aurait ressemblé. Le passé est forcément lacunaire, or ce processus de comblement nous est apparu comme éminemment théâtral. D’abord parce qu’il nous plaçait dans le rôle actif du détective : interrogeant, s’emparant de données pour construire des faits. Et aussi parce qu'il venait questionner ce rapport si particulier à la vérité que permet le théâtre. Si nous brandissons sur scène l’accordéon supposé de Jean-Marie, ne sera-t-il pas perçu comme étant le sien ? De même, ce récit que nous brodons autour de lui ne pourrait-il pas finir par devenir le sien ?
Notre précédent spectacle, Oh Johnny, mettait en scène des fans de Johnny Hallyday à partir de témoignages que nous avions collectés. Nous étions alors dans une posture plus proche de celle de l’interviewer mais l’enjeu était similaire : faire naître un espace fictionnel du quotidien, un lieu de rêverie et de fantasme, faisant écho à l’attitude du fan qui, à travers son idole, se permet de vivre d’autres vies que la sienne. Créer de véritables personnages à partir de personnes réelles. Toutefois le choix de Liora avait été de fondre tous les documents dans la fiction, que jamais n’apparaissent les véritables archives, les voix ou les visages de celles et ceux que nous rencontrions.
Pour La nuit des temps, l’idée est de se confronter au document d’une manière différente. Car ce projet part aussi d’une volonté de donner corps à la mémoire. Tenter de capter, matérialiser et cartographier ce qui est par essence mouvant et existe soit dans la vision subjective des témoins, soit dans l’objectivité froide et factuelle des documents. L’archive et l’objet – relique ? – seront donc au centre de notre démarche, mais comme autant de viatiques, de possibilités de faire apparaître les fantômes au plateau, faire revivre les disparus, donner la parole aux oubliés. Oh Johnny était un projet sur des hommes et des femmes n’appartenant pas à la grande Histoire, de même La nuit des temps invite à relire la petite histoire pour donner de la visibilité aux invisibles, aux isolés, aux ruraux, et ce par le biais-même de la fiction.
Face à l’état parcellaire de la mémoire, nous avons la tentation d’inventer, d’aller contre l’idée de déterminisme, pour construire une nouvelle lecture de l’espace social, familial et historique dont on aurait hérité et déconstruire le poids du passé pour se le réapproprier. En cela, ce travail de reconstitution est loin d’être morbide, il est salutaire. Il est du côté de la vie et de la joie.
Le dispositif Création en cours nous permettrait de sensibiliser les enfants à cette démarche. À la manière de Modiano, dont les romans infusent notre travail, il s’agira de s’emparer d’un visage, d’un nom sur un carnet pour réinventer une vie, tirer le fil de la mémoire, du passé, et savoir qui l’on est et d’où l’on vient. Nous souhaitons pour cela mettre les enfants dans la position ludique de détectives et développer par là toute une esthétique présente dans l’imaginaire collectif : celle des enquêtes, des interrogatoires, des témoins et des preuves. C’est une base précieuse pour développer un sens du jeu et l’instinct d’invention des enfants. Nous mettrons en place un rituel quotidien d’exercices, issus de nos formations respectives en yoga, chant, théâtre et danse, pour construire une attention particulière au corps, à la voix, à l’espace, et au rapport aux autres. Par ailleurs, à la manière de Christian Boltanski ou de Sophie Calle, chaque enfant se constituera, à partir d’une photo ou d’un objet trouvé chez lui, un classeur, sorte d’herbier de vie où il recensera ses recherches, ses trouvailles, pour en faire part aux autres. L’objet ou l’archive choisie pourra être chargé d’une valeur affective ou totalement neutre : il s’agira alors d’inventer son histoire. Endossant le rôle de l’enquêteur, les enfants seront capables de tisser tout un récit autour de ces documents, apprenant ainsi à manier réalité et fiction et entrant déjà par ce biais dans les rouages du théâtre. Il nous semblait nécessaire, dans une ère où le numérique prend de plus en plus de place dans la vie et l’imaginaire des enfants, de redonner de l’importance à l’objet, retrouver ce rapport intime et précieux que l’on peut avoir avec lui.
Dans un second temps, nous proposerons un protocole d’écriture collective, comme nous le faisons dans nos propres recherches, pour construire une histoire commune à cette classe, une sorte de récit choral qui liera les enfants entre eux à partir de ces éléments individuels, de données existantes, réelles ou interprétées de leurs propres vies. Ces deux pans de la transmission donneront lieu à une restitution publique et à une exposition des classeurs.
Création en cours permettra aux élèves de découvrir et mettre en pratique ce processus de recherche théâtral au cours de notre première phase laboratoire, et à nous d’expérimenter des protocoles inspirés par les jeux des enfants au profit de notre propre spectacle.
L’histoire de Jean-Marie étant profondément liée à sa ruralité, les territoires que nous avons choisis le sont également. Ils sont aussi des territoires affectifs, en ce qu’ils sont liés à nos propres parcours. Il nous semblait judicieux d’exercer dans des régions qui nous sont intimement familiers.
Par le(s) artiste(s)