Comment vivons-nous, pensons-nous, créons-nous à l'intérieur de nos sociétés numériques ? Quels bouleversements l'utilisation d'internet ou de nos objets toujours plus connectés induit-elle dans notre manière d'appréhender le monde ? Comment négocier avec la masse d'information qui nous submerge ? Nos outils numériques nous accompagnent chaque jour, que nous les acceptions ou les refusions. Créés par certains d'entre nous, ils semblent pourtant faire partie d'un monde "autre", un monde obscur voire incompréhensible réservé aux informaticiens : celui des "machines". Pourtant, nous contribuons tous à leur évolution à travers nos interactions, nos clics, nos "like(s)", voire nos refus : nous grandissons avec les machines, et elles grandissent grâce à nous, dans un mouvement commun que nous appelons technogenèse. "Langage machine, esprit étendu" est un projet de résidence de création, recherche et expérimentation qui s'inscrit dans nos milieux numériques quotidiens et se déploie dans le champ de l'art, par le langage. Interdisciplinaire, à la croisée de l'art, du numérique et de la littérature/poésie, ce projet vise à faire du langage informatique et du dispositif technique les sujets et objets d'une expérience plastique par la construction de "machines d'écritures". Dispositifs de génération textuelle, ou "interfaces", ces machines d'écritures seront programmées avec les différents acteurs du projet, enfants, intervenants extérieurs, et destinées à être expérimentées, "vécues". Ainsi, nous questionneront notre rapport à la technologie numérique : nos gestes, déplacements, réflexes, manières de lire, écrire, penser en immersion dans les milieux médiatiques. Il s'agira, pour les acteurs du projet, de cerner et mettre au jour leurs subjectivités numériques ou "esprits étendus", de garder une distance critique tout en s'éloignant de la position de consommateur passif devant l'innovation technologique.
I.
J'ai eu la chance, lors de mon passage à l’École d’Enseignement Supérieur d’Art de Bordeaux, de rencontrer le poète Emmanuel Hocquard, qui fut mon professeur pendant 2 ans. Il a profondément marqué mon rapport au langage, qui est aujourd'hui au centre de mon travail artistique. Depuis, je n'ai cessé de chercher sa puissance plastique, de tenter de dégager ses forces spéculatives à travers des dispositifs qui s'inscrivent non pas dans le champ de la littérature, mais dans celui de l'art, qui me semble contenir tous les autres champs. Ainsi, j'ai écrit des performances, un opéra, un film sans image, des installations visuelles et textuelles, des livres.
Nombreux sont mes travaux qui revendiquent de manière silencieuse un état de fait qui peut sembler banal : nous écrivons tous avec les mêmes mots. De ce constat simple naît ma position en tant qu'"auteur", ou artiste : celle d'un médiateur, traversé par de nombreux flux, qui exerce une certaine sélection, et produit un agencement singulier. En somme, j'ai souvent l'impression d'être une machine à (d)écrire. À écrire les mots, à décrire les mots, à chercher ce que le langage contient, à ce qu'il s'explique de lui-même. Je rapproche ce mouvement de ces mots trouvés dans "La mort de la littérature" (livre sans auteur, édition de l'Herne, 1971) : « La poésie n’est pas dans des textes d’un type donné (convenu), mais, virtuelle et diffuse, dans le langage lui-même c’est-à-dire dans le rapport scripteur-écriture-lecture-lecteur. Plus généralement encore dans le jeu de toute communication. »
Ainsi, en écrivant "sur ma table" (2015), "Prière pour un monument" (2015), "Étude pour une table rêche" (2016), puis, dans un autre genre, "Surface de réparation" (2016), j’ai compris que je cherchais à apprivoiser ce "je" de l'auteur, inévitable, un "je" non pas tourné vers moi mais vers le dehors, en regard du flux qui le traverse.
II.
"Nous pensons à travers, avec et selon des media numériques, et les interactions intenses que nous développons avec eux ont des conséquences très profondes, au niveau neurologique, biologique et psychologique, comme au niveau social, économique, institutionnel et politique". N. Katherine Hayles, présentation de "How We Think: A Digital Companion".
Cette dernière année, 2016, fut riche en production artistique, et a marqué une expérimentation résolument tournée vers les milieux numériques dans mon travail. Cette réflexion a pu se mettre en place dans toute sa dimension avec la complicité de Jérémie Nuel, graphiste et enseignant en pratiques numériques contemporaines à l’École supérieure d’art et de design de St Etienne, qui travaille à mes côtés depuis quelques mois et avec qui je partage le même champ d'investigation : celui des cultures numériques, de l'écriture et de la publication dans un sens très élargi.
Dans ma dernière série intitulée "UNDERSHOOT" — dont les deux premiers volets "Undershoot : données sensibles, Chelsea" et "Undershoot : données sensibles, Cristiano" sont issus de deux résidences effectuées à Zébra3, Bordeaux, et au Confort Moderne à Poitiers, dans le cadre du dispositif de co-production <3 —, j'ai particulièrement amorcé une réflexion autour de l'écriture numérique.
Jill Gasparina a écrit à ce propos : "Le travail de Cindy Coutant est d'abord celui d'un auteur qui se déploie dans le champ du poétique. Elle trouve des formes d'écritures nouvelles dans la confrontation avec les langages informatiques, les technologies de programmation et de diffusion, et elle invente par ce biais des manières d'écrire, de montrer et de mettre en espace du texte."
En effet, ma recherche artistique amorcée dans les champs conjugués de l'art, de la littérature et de la poésie, a naturellement trouvé son nouveau terrain de jeu dans le langage informatique et les nouvelles technologies, car, de fait, les ordinateurs, ces "machines littéraires", regorgent de poésie qui attendent leur poètes.
III.
"Langage machine, esprit étendu" se présente comme la continuité de cette réflexion amorcée, que je souhaite poursuivre sur une période plus longue, nécessaire à l'exploration profonde que je souhaite mener.
Au-delà de l'analyse des mutations profondes que l'innovation technologique ne cesse d'opérer, et de leur potentiel créatif immense, il s'agit également pour moi d'affirmer la nécessité d'une reprise en main sur un processus de compréhension des langages "formels", dont nous avons trop souvent la sensation d'être exclus. Engager cette réflexion avec des enfants me semble primordial pour connaitre leur point de vue sur cette question, car ils sont nés dans ce milieu, ce qui n'est pas mon cas.
Gironde
Par le(s) artiste(s)