« Sikalewot » est un projet transmédia, une narration expérimentale, spéculative et plastique qui prendra la forme d’un film et d’une installation vidéo et performative. Il s’agit de questionner la cohabitation des savoirs et savoir-faire, des imaginaires, des mémoires ainsi que leurs possibles reformulations dans une perspective postcoloniale. Mon intention est de mettre en parallèle, d’entrelacer, de métisser et de faire dialoguer différents récits, de tisser de nouvelles narrations poétiques et politiques, entre histoires spéculatives, consciences géo-biologiques, hypothèses scientifiques et mythes cosmologiques. En élargissant le spectre jusqu’à inclure des pratiques disqualifiées, je cherche à multiplier et intensifier les types de modèles narratifs possibles afin de faire émerger de nouveaux mondes reliés. Mes prises documentaires tenteront de faire l’expérience d’un certain décentrement du regard, d’une sortie du tout-humain, à la fois par le cadrage et la texture de mes images.
L’objectif est de réaliser un film ainsi qu’une installation vidéo et performative qui, à travers le dispositif de monstration, me permettra de re-narrativiser ce film. Ce processus intersémiotique et immersif prendra forme à travers la projection fragmentée de la vidéo sur plusieurs écrans, un travail relativement indépendant des pistes sonores, ainsi que la présence de corps performatifs. L’écriture digitale et l’écriture corporelle créeront une alchimie, pour que le film devienne expérience, en engageant plus fortement les corps des spectateur.e.s et leurs sensations. « Sikalewot » (titre provisoire) est donc un projet transmédia, une narration expérimentale, spéculative et plastique. A la croisée d’enjeux politiques, écologiques et technologiques particulièrement vifs, la Guyane est un territoire dense réunissant plusieurs problématiques qui irriguent ma pratique. J’aimerais questionner la cohabitation des savoirs, des savoirs-faire, des imaginaires, des mémoires, ainsi que leurs possibles reformulations dans une perspective post-coloniale. J’aurais donc besoin d’un temps de recherche relativement long qui me permettra d’aller à la rencontre des différentes individualités et communautés afin de construire ce projet pluridisciplinaire. Mon questionnement autour de la forêt Amazonienne et de ses peuples, des cultures créoles contemporaines et de leur(s) histoire(s), ainsi que des diverses technologies liées aux sciences de la Terre (biodiversité des écosystèmes tropicaux et astrophysique) m’a amenée à formuler ce projet, également nourri par les essais de F. Vergès, G. Anzaldua, E. Kohn et P. Descola, E. Glissant et P. Chamoiseau, mais aussi D. Haraway et I. Stengers. Mon intention est donc de mettre en parallèle, d’entrelacer, de métisser et de faire dialoguer différents récits, de tisser de nouvelles narrations poétiques et politiques, entre histoires spéculatives, consciences géo-biologiques, hypothèses scientifiques et mythes cosmologiques. Méthodologie Ce projet se déroulera en quatre temps distincts: une période de préparation que je mènerai depuis la France suivie de deux temps passés sur place, pour une durée totale de trois mois (le premier dédié à mes recherches, le second à la transmission) entrecoupés d’un retour en France qui me permettra de me consacrer au montage du film. Ma période de recherche en Guyane se concentrera sur trois pôles distincts du territoire: la bordure ouest, la côte nord, et la bordure est. C’est ainsi que dans une investigation et un traitement documentaire au moyen de différents médiums (son, photo, vidéo), j’enquêterai auprès des acteur.e.s impliqué.e.s dans les phénomènes socio-culturels et scientifiques qui m’intéressent. Il est important pour moi de travailler à partir de ces trois pôles et de faire dialoguer des récits en conservant ces trois focales, liées à un point particulier du territoire et donc nécessairement situées. La pluralité de points de vue qui en résultera me permettra d’avoir une appréhension plus globale et complexe du territoire guyanais et de son histoire. Mes prises documentaires, tout en prêtant attention à l’expression des lieux et aux témoignages des interlocuteurs, tenteront de faire l’expérience d’un certain décentrement du regard, d’une sortie du tout-humain, à la fois par le cadrage et par la texture même de mes images. La narration spéculative naîtra de l’entrelacement des récits permis par le montage. Axes de recherche Les axes de recherche que je vais développer ne sont que des pistes destinées à guider ma réflexion sur place, mais je ne suis pas tenue de les suivre toutes ni de faire dialoguer tous les éléments entre eux. Ma recherche de terrain me permettra d’affiner ces pistes et d’opérer une sélection. 1er pôle: l’ouest guyanais, le Haut Maroni Tout d’abord, en collaboration avec le CARMA, centre d’art de Mana, je souhaiterais rencontrer les artisans et artistes des diverses communautés locales (Kalin’a, Wayana, Hmong, Aluku) afin de mettre en rapport des motifs propres à certaines cultures présentes en Guyane, notamment à travers l’artisanat des peuples amérindiens. Ces objets, des vanneries, des poteries, des masques et costumes, bien qu’ils répondent à une fonction utilitaire, n’en demeurent pas moins des objets culturels porteurs de significations et de représentations du monde. Ils s’ornent majoritairement de motifs représentant des animaux, des plantes ou des constellations et créent ainsi un répertoire graphique inspirés par l’environnement et les mythes de ces peuples. Par exemple, les chenilles sont des animaux emblématiques de la métamorphose, processus tenant une place primordiale dans la pensée wayana - qui relie la métamorphose à la maladie, la prédation et le chamanisme -, et possèdent une dizaine de représentations. Celles-ci marquent le corps des objets comme les peintures corporelles ornent le corps des humains, créant également une analogie avec le corps des animaux, eux aussi marqués par des taches et des dessins géométriques. Cette proximité entre les hommes, les objets et les animaux demeure très présente dans les cosmologies amérindiennes. Mon propre travail inclut une pratique de la peinture corporelle. Celle-ci a commencé à partir de dessins réalisés à l’encre de chine sur papier, des chimères, créatures hybrides s’inspirant d’animaux disparus ou mythiques. Suite à ces dessins, j’ai voulu inscrire ces motifs sur des corps humains en travaillant la couleur et la spatialisation. J’ai également voulu travailler sur des matières particulières ou sur des motifs que l’on peut rapprocher de la peinture moderne. Les masques que je crée agissent également comme des médiateurs, même si ce n’est pas le tissu de la chair qui amène cette métamorphose, mais d’autres tissus et divers matériaux assemblés, symboliques. Ainsi l’être se retrouve dans un au-delà du corps, dans un ailleurs, et manifeste ses intentions à travers un autre langage. Ce langage peut être la danse, à laquelle je m’intéresse pour son pouvoir expressif permettant l’incarnation de différents états de corps. Qu’ils soient proches d’une transe, inspirés par des actions quotidiennes, des questions sociales, des défis physiques ou par un langage propre à la subjectivité d’une personne ou d’un groupe, ce langage performatif déborde des mots pour inscrire les histoires dans les corps. Et peut-être transmettre, par la réception de ces mouvements, une sensation qui perturbera un autre corps à jamais. C’est ainsi que j’explore la performance, et c’est au regard de ce travail, que j’aimerais donc questionner le rituel du Maraké, rite initiatique chez le peuple amérindien Wayana, les danses traditionnelles des Bushinengue (Nègres marrons) dans les communautés Saramaca ou Aluku, ou encore le carnaval créole guyanais et ses personnages traditionnels. 2ème pôle: l’est guyanais, région de Camopi et de l’Oyapock, Très marquée par un voyage à la fin de mon adolescence au Costa Rica, dans la forêt tropicale, et ayant grandi moi-même dans un milieu très rural, j’ai développé une relation particulière à la nature. C’est pourquoi lors de cette recherche s’inscrit naturellement une rencontre avec l’une des plus puissantes forêt du monde terrestre. C’est dans cet organisme complexe et d’une extrême biodiversité que j’aimerais questionner la vie et ses multiples réseaux. Animaux, végétaux, humains, esprits, comment penser ces relations au delà d’un regard anthropocentriste ? Quels gestes, savoirs, imaginaires se transmettent d’un organisme à un autre ? En compagnie de guides forestiers (région principalement peuplée par les communautés amérindiennes Wayampi et Teko) ou de scientifiques, je chercherai à ressentir, à capter ces flux d’informations, dans une perspective non seulement écologique (éducation par le territoire) mais aussi politique (relations multi-espèces). Camopi, tout comme Maripasoula et quelques autres communes, font partie du parc amazonien et sont sujettes à des missions scientifiques diverses, allant de la connaissance de la biodiversité, au suivi de son évolution et à sa préservation. Il est possible que j’interroge certains scientifiques ou acteurs du parc, et que je passe du temps en leur compagnie lors des missions. 3ème pôle: la côte nord guyanaise, Cayenne et Kourou C’est dans cette capitale créole, à partir de témoignages et de recherches personnelles, que je souhaite questionner une histoire mondialisée. Il me paraît en effet nécessaire de porter un regard critique sur le contexte politique guyanais. A la suite des mouvements sociaux du printemps 2017, il s’agit de comprendre les nouveaux enjeux et les désirs d’une population croissante. Je porterai également attention à la figure de l’espace portuaire, puisque c’est par ce port qu’est lié ce lieu d’Amazonie à l’Europe. Ancien port colonial des puissances impérialistes, il est devenu le port spatial de la communauté européenne. Les Guyanais sont donc européens par le ciel et je voudrais comprendre comment cette histoire de l’exploration spatiale cohabite avec les autres cosmogonies présentes en Guyane. La science moderne repose en effet elle-même en un sens sur des systèmes de croyances, puisque malgré sa prétention à l’objectivité, aucune hypothèse ne peut être validée de manière définitive : les hypothèses auxquelles nous accordons notre confiance sont seulement celles qui ont jusqu’à présent résisté à une mise en échec. Quel impact cette cosmogonie occidentale a t-elle sur l’imaginaire guyanais ? Enfin, quel(s) rapport(s) à l’extra-terrestre (hors de la terre) ces différentes cosmogonies nous permettent-elles d’envisager ? Ce projet qui explore le domaine des arts et de l’artisanat d’art, des sciences de la nature et des sciences humaines, participe pleinement à une recherche de création ainsi qu’à un désir de transmission, et sa réalisation serait extrêmement bénéfique pour mon travail.
Guyane
Par le(s) artiste(s)