Signe d'identité et d'appartenances culturelles, l'écriture manuscrite des enfants-élèves est notre matière première. Comment se rencontrer et se connaître à travers nos écritures? L'idée est de partir de ces tracés pour les analyser tels des graphologues, questionner notre rapport à l'écriture, expérimenter différents protocoles et peut-être imaginer une écriture du futur. Moyen d'expression individuel au même titre que le langage, l'écriture s'apprend, elle est régie par des codes. Détourner la notion de « belle » écriture dictée par la calligraphie occidentale, déjouer les codes, créer des débordements. Par des recherches graphiques, le projet tente de révéler des histoires d'écritures, d'enrichir, d'ouvrir le travail déjà engagé sur les formulaires et d’essayer de nouvelles formes dans le but d’une production commune.
Ma proposition de résidence est un atelier de recherches autour de l’écriture manuscrite. Reflet d'un rythme intérieur, le geste de l'écriture est un moyen intime de s'exprimer. Clarisse Herrenschmidt, anthropologue des écritures, dit que l'écriture est quelque chose de magique car elle est le passage entre l'invisible et le visible. Les tracés individuels révèlent les traits personnels de celui qui écrit ainsi que les particularités culturelles. L'écriture est un moyen d'élaboration du sens. Parler et écrire constituent deux modes d'élaboration différents et complémentaires. En fixant la pensée, l'écrit oblige à formuler et à préciser ce qui ne peut être que suggéré à l'oral. Il s’agit alors pour chaque élève de s’exprimer par son écriture, de trouver son rythme intérieur à travers différentes expérimentations, de découvrir d’autres façon d’écrire (partage de mon apprentissage du farsi), mais aussi d’imaginer et de réfléchir à des questions communes notamment sur le futur de l’écriture. Le projet a comme socle l’écriture manuscrite individuelle des enfants pour tendre à une production visuelle commune.
« Singularité des écritures » prend appui sur mon travail des formulaires. Ce projet est une collecte d’écritures manuscrites commencé en France et qui s’est prolongé en Iran et au Sénégal. Le protocole est simple : donner une feuille à remplir sur laquelle se trouve le même formulaire vidé de toutes ses écritures. Cette idée est en réalité la traduction d’une expérience vécue. Ce formulaire est iranien et je devais le remplir pour avoir ma carte d’identité à l’ambassade d’Iran. Ne sachant pas lire le farsi à ce moment, ce papier m’est apparu comme une forme graphique autoritaire, ce qui est paradoxal pour un formulaire censé être clair et lisible pour tous ; la barrière de la langue est alors apparue. Face à ce papier, la personne est donc libre de le remplir de la manière qu’elle le souhaite, l’idée est que le geste soit spontané et rapide. Comment se place-t-on par rapport au cadre lorsqu’on est « libre » ? Chaque formulaire devient unique, des différences culturelles dans la manière de remplir sont visibles mais on y voit aussi des similarités, des gestes récurrents. L’idée de contraste est une notion importante dans mon travail. Cette enquête internationale constitue une base de données infinie me servant d’inspirations pour mon travail de recherches et de création qui touche plusieurs domaines et médiums. Aujourd’hui, je souhaite partager et ouvrir ces recherches avec les enfants-élèves par le biais du dispositif « création en cours ».
Dans une ambiance conviviale, notre atelier est un espace de partages et d’expérimentations et les écritures manuscrites des enfants-élèves notre vivier. Comme point de départ et pour se connaître, je vais leur demander de remplir un formulaire puis nous discuterons des résultats ensemble en essayant d’analyser et d’imaginer ces écritures tel des graphologues : que peut dire l’écriture sur l’humeur, la personnalité de l’auteur ? Dans un second temps, je leur montrerai les autres formulaires remplis au Sénégal et en Iran pour qu’ils découvrent d’autres écritures, se nourrissent d’autres façons de penser et d’écrire. Ce partage se fera notamment sous la forme d’une conférence performée que j’aurai préparée en amont.
Après cette introduction, nous travaillerons notre geste cursif avec les plus simples outils : un stylo bille et du papier. L’idée est d’arriver à un geste automatique, une écriture inventée, simplifiée, illisible, en essayant de perdre le contrôle de la pensée. On disait du peintre Willem de Kooning que « sa main bouge aussi rapidement que celle d’un PDG signant son courrier ». La vitesse joue un rôle dans le lâcher-prise et pour guider les enfants-élèves je propose des jeux graphiques. Ils ont à intervenir sur un support que j’aurai au préalable réalisé, comme j’ai pu le faire avec le projet « Tu sais pas ercrir » où des adolescents avaient une pile de dessins abstraits inspirés des motifs de formulaires à corriger. J’aime particulièrement créer des dispositifs de dialogues silencieux à travers des formes écrites. Ces moments peuvent s’apparenter à des performances. A cette étape, l’idée est d’enclencher un geste décomplexé en travaillant sur plusieurs formats et avec plusieurs outils en engageant plus ou moins le corps, de manière crescendo. Nous verrons également des images et des vidéos d’œuvres d’artistes qui utilisent l’écriture à différents niveaux dans leur travail de peinture et d’installations, Cy twombly, Willem de Kooning, Hilma af Klint et des artistes contemporains iraniens comme Parastou Forouhar.
Pour découvrir un autre rythme d’écriture, stimuler l’imagination, j’invite les enfants à un exercice d’imitation du farsi qui s’écrit de droite à gauche. Comme lorsqu’on apprend une nouvelle langue, on remarque particulièrement le caractère visuel de l’écriture, on s’approche plus du dessin. Il s’agit d’interroger plus en détail le mouvement du geste. Pour ce faire, ils ont comme supports des photocopies des cahiers d’écriture que j’utilise pour mon apprentissage. À ce moment, le geste est plus maitrisé, plus précis. Il s’apparente dans ce sens à la calligraphie. Il y a un effet quasi thérapeutique de la calligraphie sur notre équilibre et nos énergies. Chacun a sa manière d’écrire et l’externalisation de cette fonction avec les technologies tend à une uniformisation de l’écriture. À quoi pourrait ressembler l’écriture du futur ? Elle se transforme, influencée, elle hybride, devient métisse, parfois l’écriture imite, elle peut aussi être illisible. Pour réaliser ces hypothèses nous mélangerons les deux systèmes d’écritures, cursive et dactylographiée, en interrogeant le support, l’outil et l’écriture.
Après avoir expérimenté le geste et en contraste des lignes cursives, nous travaillerons sur la composition de la page avec des lignes droites. L’idée est d’imaginer des supports à écrire, des fonds de peinture. Je leur montrerai mon diaporama des formulaires vidés et des tableaux de peintres minimalistes comme Mondrian, Malevitch. Petit à petit, nous envisagerons une série de tableaux qui concentrera les notions vues lors des exercices. Nous travaillerons sur du papier à grain toilé avec des techniques mixtes, plus ou moins humides. Les enfants expérimenteront une peinture en action qui reflète l’instantanéité du geste. Ces tableaux pourront se regarder ensemble et séparément, ils formeront un langage commun. Les exercices étant tout aussi importants que la série de peinture, je souhaite également réaliser une édition regroupant les expérimentations, les histoires d’écritures vécues durant cette résidence avec les enfants.
Par le(s) artiste(s)