Ceux qui disparaissent / Ce qui apparait

Publié par Julien Lewkowicz

Paris, Largitzen, Ueberstrass, parfois dans le train entre Strasbourg et Colmar

Langues

Je voulais parler de la dualité, du choix dont on hérite, parfois comme un fardeau. Je voulais travailler en Alsace pour que l’on me raconte le déchirement, le tiraillement et l’invincibilité.

J’ai traversé beaucoup de villages en jouant un spectacle itinérant la saison passée. Je les ai transpercés comme une flèche. J’ai monté le décor, joué, démonté le décor, bu un verre de Crémant ou de Carola en discutant avec madame la maire puis je suis reparti. 

J’ai entendu l’accent à chaque fois. J’ai entendu, inlassables, les bouches prendre leur élan et les cordes vocales s’assourdir. J’aurais du mal à le décrire. C’est un peu comme si, de part et d’autre du Rhin, la langue d’ici roulait une pelle à la langue d’à côté, et que la Suisse matait. C’est un peu comme si Karl Lagerfeld avait passé trop de temps à Genève, si vous voulez. C’est drôle, à vrai dire. C’est bonhomme. 

J’entendais quelque chose de ça, aussi, quand mes grands-parents parlaient; quelque chose d’une langue qui vole aux autres. Je me souviens du i à la place du u, et de mon prénom perdu quelque part entre les deux. Je sentais qu’ils portaient quelque chose avec eux, partout, tout le temps. Je cherche à en savoir un peu plus sur eux, sur ma grand-mère en particulier.

Là où elle est maintenant, je ne serais pas surpris qu’elle se méfie de moi. Qu’elle puisse râler, à quoi bon vouloir remuer la merde. Elle répétait souvent qu’il ne fallait pas chercher midi à quatorze heures aussi, parce qu’elle adorait les formules. Le français est une langue imagée, peut-être plus que le polonais ou le yiddish, il y a de quoi s’amuser avec. 

Là où elle est pourrait-elle craindre sans doute que je la sorte de son repos, que je la compromette, aussi, ou que je la trahisse, et vouloir que j’arrête de mentir comme un arracheur de dents, pour garder l’église au milieu du village.

Peut-être que fouiller est une provocation. Peut-être que c’est une façon de dire « parle moi » au mort. « Parle moi. C’est un ordre. ». 

Verbatim

Alors je fouille, et je rencontre ceux qui passent aussi leur temps à fouiller. Clara me raconte  : « Je suis longtemps sortie avec le même garçon. Je l’ai rencontré très jeune, à 16 ans. On s’est séparé il y a un peu plus de deux ans maintenant, enfin je crois - attends je suis perdue, merde, je suis perdue, c’est terrible, c’est de famille - aucune horloge n’est à l’heure chez mes parents.

Après seulement, je me suis sentie enfin assez à l’aise pour vivre mon homosexualité ouvertement et quand j’ai appris que M., mon oncle, était gay, je crois que j’ai senti qu’on aurait pu être proche lui et moi. Et ça, ça m’aurait fait gagner du temps. Il m’en aurait appris, des choses, et je me serais peut être sentie un peu moins seule. C’est comme si j’avais ressenti un vide, tout à coup, alors qu’avant, M., il n’existait pas. Avant il était mort et juste mort, rien d’autre. Maintenant je me dis qu’il y a une place vacante dans ma vie et qu’il aurait pu l’occuper. Je ne sais pas, je me dis qu’il aurait peut-être été important pour moi. Ça a à voir avec la mémoire bien sûr. Ce qu’on sait de quelqu’un et ce qu’on en imagine. Aussi ma plus grande peur, tu vois, c’est que, ça se trouve, il m’aurait détestée. Plus je mène l’enquête, plus l’image un peu fantasmagorique que j’ai de lui évolue. Au début je me suis dit - enfin au début je l’ai imaginé de manière complètement anachronique, tu vois, je l’ai rêvé en star de spectacles de drag queens à la Flèche d’Or. Mais ça c’est contemporain. Et lui, il détestait danser apparemment. Il était très travailleur, assez austère même, rien de surprenant pour un contrôleur des impôts. Alors maintenant c’est une espèce de chimère que j’ai dans la tête, le portrait que l’on me fait de lui est assez différent de ce que j’ai d’abord imaginé. Et peut-être que lui, il m’aurait trouvé trop vindicative, trop là. Peut-être qu’en mourant il s’est dit « oh non, mince, je ne connaîtrai pas Clara » et qu’aujourd’hui, de là où il est, il me voit et il se dit « ça me va finalement, de ne pas la connaître ». »

Cécilia, Valérie, Tom m'ont aussi raconté leurs morts, leurs absents, leurs tiraillements. Et je leur raconte les miens. Je me prête au jeu. Je parle de la fille de mes grands-parents. J’ignore tout d'elle; elle est introuvable. Mes grands-parents n’apparaissent qu’après la guerre comme si leur vie d’avant n’avait pas compté; comme si elle, alors, elle n’avait pas compté. Je n’arrive pourtant pas à me résoudre au fait qu'aucune trace de son existence n'ait subsisté. 80 ans ce n’est rien.

J’avais lu quelque chose d’étonnant il y a des années. Si l’on observait la terre, posté à des années-lumière d’elle, avec un télescope assez puissant et précis pour pouvoir la scruter, on verrait des dinosaures l’arpenter. La lumière met des années à parcourir l’espace. À une certaine distance de la terre, tout le monde vit encore un peu. 

Vertige

J’ai commencé à travailler avec les enfants. Je me dis que je romps leur quiétude. Un regard d’enfant ça ne trompe pas. On ne cache rien à cet âge là; s’il n’y a rien à comprendre, il n’y a rien à creuser. Je me demande à quoi bon les tirer vers mon intranquillité. Je les vois hausser les sourcils quand je leur parle de famille, de déracinement, et d’Alsace. 

Pourtant il y a fissure. Il y a « tout le monde est Alsacien chez moi. Enfin non, Pépé vient d’Italie je crois ». Il y a « je suis né à Mulhouse, ma soeur est née à Mulhouse, ma maman est née à Mulhouse, mon papa est né à Mulhouse, mais ma grand-mère est née en Algérie ». Il y a vertige. Il y a, dans leurs langues qui se délient, des choses vouées à disparaître qui apparaissent.

Julien, Le 15 avril 2024