Journal de bord des Monstrologues
Jour 0 27.02
Dès notre arrivée, nous décidons de réaliser une fouille sur le terrain. Notre espace de recherche sera l’estuaire de la Seudre aux abords de Mornac. Notre sensation immédiate est celle d’une présence forte, vivace – dans cette nature furibonde autant façonnée qu’indomptable – d’une quantité incroyable de monstres. Ils sont là, endormis, prêts à être réveillés, analysés, découvert.
Jour 1 28.02 Matthieu
Je décide de revenir sur mes pas avec les élèves et de continuer mes fouilles, mon enquête, éclairé par leur regard acerbe mais connaisseur. Ils sont jeunes mais ce sont leurs marais. Ils savent ce qu’est une aigrette, une digue ; pas moi. C’est un monstre après l’autre, dans chaque recoin, dans toutes les anses des canaux, la découverte d’une nouvelle bête, d’une trace, d’un reste, d’un ossement ou d’une carapace. La sensation est celle, peut-être, que tout le marais pourrait n’être qu’une seule et même bête.
Jour 2 01.03 Matthieu
Je décide de me faire aider par un spécialiste de l’histoire locale. Il s’appelle Roger Roux, c’est un adorable petit homme rond aux cheveux blancs et aux petites lunettes rondes. Il connaît les légendes, il sait les anecdotes qui peuvent nous aider à construire les histoires de nos monstres.
Il nous explique comment fonctionnent les marées, comment elles remplissent les chenaux de notre estuaire.
Il nous raconte la peur des marins, des pêcheurs qui devaient passer par le Détroit de Maumusson pour se rendre à l’Océan. Il nous parle des courants, des bancs de sable, des deuils aussi.
Il brosse le portrait d’un village tranquille et prospère, de son sel et de ses huîtres, de ses commerçants et de ses pêcheurs.
Jour 3 03.03 Matthieu
Par où commencer pour créer des monstres, pour inventer des histoires ? Des mots, les mots de la peur et de la monstruosité et les images prises lors de nos fouilles dans les marais sont nos points de départ. Le personnage central de nos légendes est le monstre : quelle chimère est-il ? comment le représenter, sa couleur, sa texture ? où vit-il, comment se déplace-t-il ?
Et, surtout, de quelle façon interagit-il avec nous, quelle peur provoque-t-il et représente-t-il ?
Enfin, comment le combattre ? Faut-il le tuer, le chasser, le domestiquer ?
Jour 4 04.03 Matthieu
Catherine – la responsable de la bibliothèque de Mornac – c’est une conteuse, une baba yaga des temps modernes. Elle vient nous raconter une histoire, elle aussi, un conte vietnamien qu’elle souhaite faire résonner avec notre travail. Elle nous l’offre comme un cadeau. C’est le Démon de la Vague qu’elle nous présente. Une petite fille sauve son village d’une vague gigantesque qui ravage les cultures chaque nuit de pleine lune, aidée par les talents de fileuse d’une petite araignée et par la solidarité entre les habitants du village. Nous décidons d’écrire ensemble notre version de ce conte.
Jour 5 07.03 Matthieu
La formation en monstrologie de mes jeunes assistants suit bon train.
Leurs recherches prennent forme et je sens que d’ici peu ils seront à même de me présenter le fruit de leur travail. Ils ont déjà pratiquement terminé d’inventer leurs histoires, à partir de leur exploration du terrain, de ce qu’ils ont appris auprès de Roger et de Catherine et, aussi – surtout ! – grâce à leur imagination. Ils comprennent instinctivement que les monstres qu’ils inventent sont des créations de leurs peurs, de leurs imaginations. Ils fouillent en eux.
Jour 6 08.03 Matthieu
Il est temps de mettre en commun nos découvertes. Je leur demande de me raconter leurs histoires, sans les lire : de me raconter ce qu’ils ont inventer.
Ce sont des histoires inventées, certes. Mais on en retrouve des traces dans le village, des vraies preuves archéologiques, irréfutables. Et, surtout, elles naissent de leurs peurs, les petites et les plus grandes : des peurs qu’ils ont utilisées, domptées, combattues, comme on combat des monstres fabuleux auxquels on a donné forme.