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Le murmure

Publié par Héloïse Pierre-Emmanuel

Journal du projet

Extrait des notes issues de l'observation d'un "murmure" d'étourneaux-sansonnets.

Un 26 janvier, jour de rapine, je n’entre pas comme escompté dans la bambouseraie. Je reste sur son seuil, impressionnée du trop grand calme qui y règne. Je scrute un instant le passage ténébreux frayé entre les cannes, puis rebrousse chemin. Plantée au bord du champ qui le jouxte, j’observe le bosquet, sa muraille serrée de bambous et de ronces. Le bambou est de toute façon trop sauvage et irrégulier pour s’adapter au montage que j’envisage. Me faudra trouver autre chose.

Pendant ce temps, ils approchent. Vous les connaissez. Peut-être les avez-vous déjà observés à cet endroit précis. Je suis sûre que Hans Arp a écrit sur eux, dans ses Jours effeuillés*. Ils sont mille, cent mille, mille milliers. Ils ont des chemins et des carrefours dans les airs et on en voit de petits paquets vaguant depuis le nord ou le sud, pour gonfler la houle majeure qui, elle, vient par l’ouest.

J’ai un souvenir encore frais d’une exposition du Jeu de Paume, à Paris. C’est celle que Laurent Grasso présenta en 2012, sous le titre « Uraniborg ». Outre l’intrigante scénographie qui offrait à voir, à travers un corridor de fenêtres et percées fines comme du papier, œuvres et documents récents, de la main de l’artiste, ou ancestraux, empruntés à divers musées du monde, une certaine alcôve parallèle me retint entre ses quatre murs de nuit. Y était projetée une vidéo, Les oiseaux, plan fixe sur les nuées d’étourneaux voltigeant au dessus du Vatican. Plus tard, j’entends Laurent Grasso expliquer que ces oiseaux ont une histoire. Dans l’Antiquité, on estimait que leur ondoiement avait valeur divinatoire. Déjà, ils étaient perçus avec fascination, assimilés au miracle. Dans cette petite chambre obscure était aussi présentée une série de photographies extraites des archives de l’observatoire astronomique du Vatican, témoignant d’un (surprenant) intérêt du clergé pour les mondes sublunaires. Une constellation en néon évoque la réhabilitation de Galilée par l’Eglise catholique en 1992, sous Jean-Paul II.

 

étourneaux Héloïse Pierre-Emmanuel

Je repense à Lucrèce. (Je pense tous les jours à Lucrèce). Attend-t-il d’être réhabilité ? Il a déplu fortement en son temps, autant que lui déplaisaient les mœurs et affres politiques de sa Rome natale. En a-t-il été chassé ? Pas aussi amèrement qu’Ovide, mais du moins, quelques personnalités firent en sorte de le dissuader d’y rester. S’il m’était donné de séjourner à Rome une année, j’irai faire flotter son nom et son œuvre dans tous les courants d’air de la ville. Il s’immiscerait magiquement, comme un sort, comme un filtre, dans toutes les consciences. De même qu’il décrivait la composition atomique de son âme, variant sous l’effet des « paroles d’or » d’Epicure, de même je décrirai les visages différents, transcendés, agis par les vers éblouissants de Lucrèce.

Ceux qui approchent en une émouvante nuée sont reconnus aussitôt par Arnaud, le tractateur de la mécalac et bricoleur de deux-chevaux augmentées : ce sont les étourneaux-sansonnets. Soleil couchant, ils reviennent vers leur « dortoir », ce bosquet serré de bambous, au dessus duquel ils dansent une vingtaine de minutes, avant de se jeter, par poignées, en diverses chambrées, zones attitrées de leur pension, toujours les mêmes, et dans le même ordre. Dès qu’elle est investie, cette chambrée (bouquet d’arbres) se met à jaser, piailler, turlupiner, concerter dans tous les sens, avec détermination.

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La relation entre une nuée d’étourneaux, s’élevant du plus loin de l’horizon, réseau encore si fin qu’il brouille illusoirement la teinte du ciel — la relation de ce filet d’oiseaux pointilleux avec la trame subtile et suprême qui constitue la racine de l’être, en qui Lucrèce place toute sa foi — les atomes, l’atome, en sa multitude — me semblait plus que flagrante. De « poudres » et d’atomes, j’ai quelque peu parlé dans un ensemble de textes intitulés Voir Ample. La nuée d’étourneaux apparaissait ce jour-là comme une nouvelle forme de poudroiement, une nouvelle figure de l’insaisissable, de la porosité, de la fécondité, qualités reconnues de l’atome.

Elise Alloin me rapportait un jour les propos de physiciens avec qui elle œuvre, et la description que l’un d’eux lui fit de l’atome. L’atome serait semblable à une crêpe sans cesse virevoltante, une espèce de membrane souple et circulaire, en constante vibration, à jamais variante d’elle-même. Pour modéliser cette allure, l’opération semble impossible et démente : après avoir isolé un atome (souvenez-vous qu’il s’agit de la particule de matière la plus radicale et petite, donc particulièrement invisible et insaisissable) dans une cage de miroirs, une multitude de rayons sont propulsés des bords du dispositif vers son centre, ricochent sur le point qu’on a désigné comme l’atome, reviennent frapper les miroirs, pour repartir instantanément assaillir l’atome crucial. Selon un calcul fulgurant, qui défie le temps (du fait des miroirs, le bombardement intensif de rayons mesureurs se fait en un seul et même instant, sans quasiment de mouvement ni de durée, tandis que l’atome, lui, continue de vibrer à son rythme, qui est la pulsation générale du monde), les rayons ont donné une quantité colossale d’angles et de distances qui permettent de déterminer les coordonnées de chaque point de l’atome, dans leur inconstance absolue, et de comprendre qu’à un même instant infinitésimal, l’atome s’est contorsionné en un nombre délirant d’allures différentes.

 

(…)

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