Ma fille ne joue pas est un projet de recherche et de création autour de l'autisme. Son pari est de plonger dans ce sujet pour laisser émerger un questionnement plus vaste sur la différence, la définition de l'identité et le besoin de reconnaissance. Sons, paroles et gestes s'entrelaceront pour dire ce(s) mode(s) particulier(s) de perception et de relation au réel. À travers un montage sensible de matériaux éclectiques (textes, images, témoignages), nous tâcherons de faire entendre leurs mots comme de laisser résonner leurs silences, ré-interrogeant ainsi l'évidence du langage. Au coeur de ce projet, un désir : refaire de l'altérité une source d'émerveillement ; et une question : qu'est-ce que l'autisme nous dit de nous ?
Ce projet est né du désir d’explorer un sujet dont ma vie, passée, présente et future, résonne avec force. Mon petit frère Romain est autiste. J’avais douze ans quand il est né, quatorze quand il a arrêté de sourire. Le même âge quand il s’est tu. Son arrivée dans notre famille a complètement bousculé nos a priori et nos routines ; elle a troué mon adolescence d'un silence douloureux, son attitude me renvoyant brutalement le miroir de ma propre normalité et de ma (désespérante) capacité d'adaptation. Et pourtant, quand nous étions ensemble, seuls ensemble, secrètement, je le reconnaissais. Sa seule présence m’apaisait et me réconcilait momentanément avec mes silences. Il était mon frère et pour la première fois je me demandais vraiment qui j’étais. Aujourd'hui, c'est moi qui suis en cours de diagnostic, dans la perspective de peut-être me situer quelque part sur ce spectre autistique qui me hante depuis des années. La source de ce projet est donc intime : sa gageure sera de faire de ce point de départ un tremplin pour ouvrir un espace de réflexion et de rencontre à portée universelle.
L'axe principal de ma recherche sera d'explorer les comportements, les gestes et la pensée autistiques et de montrer combien ils sont à la fois sources d'inspiration, de questionnement et de jeu, au-delà des réelles difficultés (sociales, comportementales, cognitives ou même physiques parfois) qu'ils représentent pour les personnes autistes. Pour cela, je m'appuierai à la fois sur un corpus d'écrits et de témoignages émanents de personnes autistes et sur des séjours d'observation dans une structure d'accueil d'enfants autistes. Je me permettrai aussi d'aller piocher dans un corpus plus vaste (Fernand Deligny, Heiner Müller, Jean-Luc Lagarce, Romain Gary, Jean-Pierre Siméon,...) des écrits faisant écho aux premiers. Enfin, nourrie de cette matière, j'écrirai des textes inédits comme autant de palimpsestes de ces paroles lues et entendues.
En parallèle, je mènerai un travail d'expérimentation à travers le mouvement autour de la gestualité des autistes, et notamment des stéréotypies ("Répétition fréquente, incontrôlée et parasitaire d'attitudes, de gestes"), élément caractéristique de leur comportement. Puis, j'en dégagerai des dynamiques (comme celle du balancement par exemple, mais aussi celle du cercle) que je transformerai en motifs chorégraphiques à développer.
Ces matériaux éclectiques seront montés les uns avec les autres pour produire une mise en écho, sensible et poétique, à la manière des associations d’idées ou des rêves. Ce choix de multiplier les sources découle, d’une part, d’un souhait d’explorer dans l’écriture un des modes d’accès à la parole des personnes autistes, soit l’écholalie (« répétition automatique, par un sujet, des paroles que vient de prononcer son interlocuteur ») et d’inscrire, dans mon propre texte, la parole de l’Autre. D’autre part, le point de départ de ce projet d’écriture étant très personnel, il me semble nécessaire de ménager, au sein même de la matière textuelle, une distance avec ma propre parole, afin de créer les conditions d’un recul et d’une mise en perspective de mon expérience.
Le second grand axe de ce projet sera de questionner le langage. Longtemps, on a vu dans l’autisme une maladie de la communication : mutisme, écholalie, formules d’emprunt, autant de symptômes d’une parole qui, en se cherchant, perd de son sentiment d’évidence et retrouve, en même temps, une véritable vitalité. Du silence à la logorrhée sans fin ni sens, les autistes réinventent les modalités de la langue selon des principes poétiques et kinesthésiques et font ainsi jaillir des sens inédits. Donner à voir la parole et à entendre l’écrit seront deux des enjeux de ce travail de recherche : du texte projeté, écrit sur des tableaux ou à l'aide de lettres découpées, aux mots dits en passant par l'utilisation de la voix off, je retraverserai différents états du langage.
Dans un discours qui fait aujourd'hui figure de référence, le militant Jim Sinclair intimait aux familles d'enfants autistes : "Ne nous pleurez pas" ("Don't mourn for us"). À l’heure où chercheurs, médecins et militants s’engagent de concert pour la valorisation de la neurodiversité, ses mots résonnent encore fortement. À travers ce projet de recherche et de création, il s'agira de plaider, comme le propose Joseph Schovanec, chantre français de l’autisme, pour le « réenchantement du monde » par l’inclusion du handicap. Or, pour moi, le plateau offre un espace privilégié pour ce faire : il est le lieu par excellence où la question de la différence ne se pose pas comme un problème à résoudre mais comme une chance à honorer, le lieu où la singularité est souhaitée, voire exigée, plutôt que montrée du doigts. "Ne nous pleurez pas", demandait Jim Sinclair : nous nous emploierons au contraire à danser, chanter, raconter, ces êtres extra-ordinaires, dont l'humanité est le reflet de la nôtre, souvent enfouie sous des couches d'adaptations de toutes sortes.
J'ai choisi de postuler seule pour Création en cours, car c'est la façon dont j'ai conçu ce projet : c'est-à-dire un désir, émanant d'une solitude, qui prend forme à travers des rencontres et des collaborations. Toutefois, je serai accompagnée dans cette recherche par plusieurs artistes aux compétences multiples. La création sonore, orchestrée par François Merlin, sera l'un des supports essentiels de la mise en écho des voix. Sur la conception de l'espace de jeu, je serai accompagnée par Cerise Guyon, scénographe. Ensemble, nous tâcherons d'inventer un espace aussi poétique que signifiant, qui sera mis en lumière par Florent Jacob. Enfin, je serai soutenue dans mes explorations dramaturgiques par Claire Besuelle, chercheuse et praticienne, formée notamment à la notation du mouvement, qui accompagnera de son oeil averti mes explorations et transcrira, avec ses propres outils d'écriture, la partition gestuelle du spectacle.
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