Iles rousses, effluves, lumière et asphodèles

Iles rousses, effluves, lumière et asphodèles

Publié par Delphine Wibaux

J'arrive sur l'île rousse après deux jours de bateau au lieu d'un. Deux moteurs sur quatre ont pris feu mais l'incendie reste mesuré, maitrisé. A cause du problème de moteur et du vent trop fort, nous ne pouvons entrer dans le petit port de l'Île Rousse. Ça valdingue à bord, l'horizon monte, disparaît derrière le hublot et redescend. Ça sent parfois le cramé. Un personnel charmant, attentif et pas vraiment paniqué. Je cherche les dauphins dans les vagues, prends le soleil en haut de l'immense pont quand la mer est plus calme. Le port de Bastia est fermé également. Nous cherchons un port d'accueil : Calvi, où un bus m'achemine ensuite à Ile Rousse en deux heures et demi. Un soleil de feu tombe dans la mer à l'arrivée.

Ici, je me sens au paradis des oiseaux et des odeurs.

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Dans les petites rues dorées du village, je suis l'effluve d'une biscuiterie artisanale. J'y bois un café subtil accompagné de canistrelli, un nature, un au citron confit. Le canistrelli est réalisé à base de vin blanc mais on ne le soupçonne pas. Je prends le soleil et des notes dehors sur le sol pavé. Le patron m'emmène là où l'équipe travaille. La pâte est tournée, pliée, aplatie, façonnée. La femme au pliage me sourit.

Ce patron ne saisit pas trop ce qu'être artiste veut dire dans mon cas mais il essaye de comprendre. Je lui parle d'un projet reliant botanique, photographie, géologie. Je sens que ce n'est pas le moment d'entrer dans les détails du titre de mon projet, Migrations : migration des élèves autour de l'école et migration des couleurs sur le papier (transformation que les élèves vont étudier, chacun à leur manière). Je n'évoque pas non plus le lieu qui rend l'âme plus claire de chacun.e, lieu sur lequel on va s'appuyer pour développer les séances.

Il se dit à lui-même finalement que je réalise du cinéma avec des enfants. Ce n'est pas vraiment ça mais après tout, pourquoi pas. Il considère que je viens d'ailleurs mais pas de Marseille, plutôt de ... (?) et me fait une réduction sur le café et les biscuits à 1 euro.

Habituellement quand je suis à l'intérieur d'une odeur, je ne la ressens plus après un certain temps. Ici chaque effluve se développe et m'enveloppe dans le soleil. J'ai hâte d'y retourner.

Cinq séances sont maintenant écoulées avec les élèves. Ils sont réceptifs, je commence à bien comprendre leur rythme, l'institutrice me laisse développer mes propositions librement. Nous alternons entre marches à l'extérieur, observation, récoltes, croquis, expériences et séances dans la classe, entière ou en demi-groupe pour des temps d'échange, de réflexion et de création. Je rejoins l'école chaque jour avec le bus scolaire qu'il vaut mieux éviter de rater : j'habite déjà sur les hauteurs, mais l'école se situe vraiment tout en haut d'une montagne. En face de l'école, les montagnes enneigées, autour le maquis, les fleurs sauvages, un peu plus bas un grand barrage d'eau. Il y a parfois des chevaux sauvages qui m'apparaissent dans le paysage. C'est assez incroyable.

Cette école est pilote sur le rythme des élèves, c'est une ancienne villa romaine dont le son et la lumière ont été travaillés pour le confort des enfants et des maître.sses. Une journée par semaine est consacrée aux échecs : des tournois corses et internationaux pour petits et grands sont régulièrement organisés. Un réveil en douceur de 30 minutes est prévu chaque matin.

Ici en Corse, je me sens chez moi et entourée de personnes qui ont le cœur sur la main. En un sens, honorée d'être ici et maintenant. En même temps, le dépaysement est là, j'ouvre grand les yeux face à tout ce que j'observe, notamment les lumières, auxquelles je suis de plus en plus sensible dans mon approche artistique.

Les cinq premières séances sont tournées vers la botanique ainsi que le principe de fonctionnement de mes Absorptions et de celles que nous allons concevoir ensemble. Les élèves sont dedans, assez attentifs et appliqués. Ils adorent quand on va dehors. Ils ont découvert récemment que le jus de fruit qu'ils boivent provient des fruits et qu'on peut l'extraire, que les plantes sont colorantes, qu'on peut avoir une couleur plus ou moins intense selon la dilution. Ils ont aussi pris conscience qu'une plante peut cicatriser d'une blessure, dans une certaine mesure, comme nous.

Petit à petit, je crois qu'ils comprennent aussi qu'ils peuvent gagner en liberté.

Avant d'arriver ici, j'étais en workshop à la fondation Luma en Arles avec des CP pendant une semaine entière. J'étais en ZEP, c'était parfois difficile à gérer mais ce que j'en ai surtout retenu, c'est des élèves pleinement libérés et spontanés qui ne se posaient pas de question sur le regard des autres, si c'était bien ou pas, ce qu'ils faisaient. Ils se lançaient sans hésiter, simplement et avec justesse, finalement.

Aujourd'hui, je suis face à une classe plus tranquille, plus calme, avec des élèves plus âgés. La problématique n'est pas du tout la même. Ils sont plus réservés, plus sensibles aux regards des autres et à mon regard. Certains ont besoin de marques d'affection, de reconnaissance, de félicitation. Certaine.s me disent qu'elles n'ont pas d'imagination, qu'elle.s ne peuvent pas faire.

Les enfants sont les silences d'une âme en vie connaissant (encore) la liberté.

Cette phrase dénichée dans la "Symphonie du désordre" (édition l'Harmattan) m'a interpellé. J'ai écris encore entre () car nos parcours de vie et d'apprentissages sont tous différents, bénéfice du doute.

Ce rapport à la liberté est-il proportionnel avec le jeune âge ? Essaye t'on ensuite de regagner sa liberté, d'une manière ou d'une autre, si on devient artiste par exemple et si elle a été entamée ?

Ce que je vais essayer de faire, c'est de redonner de l'imagination à cette jeune fille qui s'en sent désemparée, de la souplesse de jeu, de la liberté de création... tout en poursuivant les découvertes et stimulations liées à mon projet. Peut-être que l'enjeu se situe moins dans suivre ce que j'ai prévu avec exactitude que dans une attention et adaptation au présent des élèves, à ce qui les traverse, ce qui les freine et ce qui les stimule.

Certains élèves fouettent les plantes pour les casser, à chaque fois qu'ils attendent le bus, c'est un passe temps de dix minutes par jour environ. J'écoutais hier la juriste britannique Polly Higgins parler de notre planète qui ne peut pas parler, crier ou se défendre lorsqu'on l'épuise. Elle considère donc que la terre a besoin d'un bon avocat pour que les responsables d'écocides puissent répondre de leurs actes. Sans aller dans cet extrême, je me demande si ce temps passé avec les élèves pendant la résidence pourra les transformer un peu, faire émerger en eux un regard plus curieux et plus conscient sur ce qui les entoure, peut-être une forme de responsabilité personnelle par rapport à l'environnement et à l'histoire. Il faudrait peut-être que je réfléchisse à un autre jeu pour eux en attendant le bus.

Cette île, c'est aussi une mémoire. Des campements du VIème siècle avec JC ont été retrouvés mais réenterrés faute de moyens pour des fouilles plus approfondies pour le moment. En escaladant hier les îles rousses, des ruines habitaient le minéral ocre.

Il pleut aujourd'hui. L'occasion d'écrire et de penser un peu plus à la forme de la restitution. Je ne sais pas encore quels vont en être certains des composants. Je pense me laisser du temps pour voir ce qui advient, tout en gardant cette question dans un coin de ma tête. La pluie a cessé, l'horizon migre du gris au blanc.