Enregistrement dans les champs

« La nature enregistre tout »

Publié par Claire Veysset

Journal du projet
Cinéma et audiovisuel Création sonore, Documentaire

Première semaine de résidence.

Autoroute A20, dernière portion du voyage Nantes-Lapleau : je découvre des ponts, sortes d'arches pas très larges, bordées de panneaux découpés aux formes d'un sanglier et d'une biche. Je prends ça comme un signe. On m'apprendra plus tard qu'il s'agit des "passages à faunes" installés par V**** Autoroutes ; des "ponts à chauves-souris" existent également me dit-on sans trop de conviction.

Au bout d'une route sinueuse bordée de pinèdes, dernière-dernière portion du voyage, Lapleau. Après le panneau d'entrée dans le village, quelques maisons individuelles, une station essence isolée, puis le cœur du bourg. Tout prend place le long de cette route. Un jour, en regardant à travers le zoom de mon appareil photo, je m'aperçois qu'on voit des hauteurs enneigées au bout de la rue. Ma curiosité ne m'a pas encore poussée à poursuivre au-delà : la route doit bien mener quelque part, sûrement de nouveau bordée de pinèdes, jusqu'au prochain village, au prochain virage.

À "Lapleau-centre", il y a une boucherie, une pharmacie, une boulangerie, une épicerie, un minigolf, une église, un café-PMU "Hôtel des touristes", un "Ouvrage Théâtral Permanent", 383 habitants et une école. Le dentifrice le moins cher coûte 5,40 €, tout le monde se fait la bise en rentrant au café qui est aussi librairie livres-jeunesse (et boulangerie quand les boulangers sont en vacances), l'Ouvrage Théâtral Permanent ou "O.T.P." fait aussi cantine, et la mairie et l'école sont dans le même bâtiment, ancien et imposant, au centre du cœur, au cœur du centre.

Je suis logée dans une des seules rues parallèles à la principale, donnant sur le square, dans une des chambrées en enfilade attenantes à l'O.T.P. Je mange mes repas soit dans ce réfectoire-salle des fêtes, soit à l'école. Le soir, dans un sentiment de petite illégalité, je vis des choses incroyables au milieu des dînettes. De retour dans ma petite chambrée, je n'ai pas Internet, ce qui me permet de mieux travailler (ou d'avoir peur) : je lis, j'écris, je pense.

Je me dis que mon envie de parler de la vie sauvage potentielle, fantasmée, peuplant les bords des routes, c'est-à-dire à côté de là où je passe, dans des territoires que je ne fais que percevoir furtivement, est peut-être lié à mon rapport à la nuit, au noir, à la peur donc. Car oui, j'ai un peu peur dans ma petite chambrée près du square, derrière le réfectoire, dans une ruelle sans lampadaire. Je me dis que la peur du noir est lié à un instinct hérité, lui-même lié à un sentiment, un fonctionnement animal.

Un soir, puisque je n'ai pas Internet, je décide de sortir de ma chambrée : je vais au spectacle, je vais à la ville, Tulle. Du théâtre-documentaire y est donné ce soir-là, autour de la ruralité. Cela enrichi mes réflexions, au moins dans les formes explorées dans ce spectacle. Au retour, j'écoute dans la voiture une émission passionnante avec l'anthropologue Nastassja Martin, qui raconte que les Gwich’in au Nord de l’Alaska ou les Evènes en Sibérie, je ne sais plus, disent qu'au réveil, ils ne racontent leurs rêves qu'à voix basses, surtout quand ceux-ci sont négatifs, pour ne pas que la nature, dehors, les entende. Ils disent qu'elle enregistre tout. Au retour, sur les bords de la route, au détour d'un virage, une biche m'attend là. Je ralentis, elle rebrousse chemin, repart dans les bois. Elle est comme dans mes rêves, ou comme sur les photos : ses yeux brillent dans les phares. Je prends ça comme un signe.