Rencontre et traces [ Agathe ]

Publié par Camille Plocki

Après le spectacle, à l’EHPAD.
Les habitants de la maison de retraite d'Aire sur Adour : « Vous reviendrez ? »
Les enfants de l'école du Vignau : « On a envie ! »
Du tac-au-tac, les enfants : « Vous êtes heureux ici ? »
Un temps, puis, très nettement : « Oui ! »
Le moment est rare, les enfants chez les vieux, le spectacle en « tournée » dans une autre ville, c'est un peu fête.
Les uns et les autres, alors, parlent comme ça vient, « emportés par la foule » de leurs pensées. Echange de promesses pressantes et d’horizons qui réconfortent, c'est maintenant pour maintenant, qui fera peut-être un pont étroit pour demain. 
La fin d’un tel processus -étendu sur des semaines, détournant et modifiant les usages de l’école, jalonné de découvertes et de joies- est nécessairement saturée d’émotions pour tous les participants : les enfants, leurs instituteurs, les accompagnants, et nous-mêmes.
Que cette fin prenne la forme d’une représentation à l’extérieur, à l’EHPAD valorise hautement le travail des enfants et fédère les protagonistes de l’histoire. Ici, pour les résident-e-s, le court spectacle est une source d’eau vive.
Sans doute, notre passage aura ré-insufflé une certaine vie dans ces liens. Dans ce contexte, dans cette discussion collective qui suit la rencontre, ce lien cassé retrouve une suture.
Mais : qu’en restera-t-il ? Quel enfant se souviendra de son désir de revenir ici ? Avec qui et dans quel contexte ?
Quelles suites inventer, pour nous qui partons, et pour ceux qui restent ?
La grande émotion est aussi due à la rencontre-même, rencontre entre ces enfants et ces vieux.
Une pointe de tristesse la suit immédiatement à la pensée que ce mélange entre les générations est voué aux à côtés, aux dimanches souvent rares, aux rassemblements extérieurs, artificiels, à des lieux publics traversés de plus en plus furtivement, à des contextes très singuliers comme celui-ci. 
C’est la photographie accusant notre séparation, notre compartimentage en lieux, en classes d'âge, en fonctions.
Les enfants, aujourd'hui, ont l'air de savoir comment la briser, ils y vont, ils foncent dans le tas de questions et Samuel amorce ainsi en se marrant « allez tout le monde, maintenant, n'oubliez pas de lever les doigts avant de parler ».
Avant de venir, les enfants ont dit leurs pétoches – et si ils m'appellent autrement, et si ils me prennent pour quelqu'un d'autre – la réponse, c'est la malice : « comme le personnage dans la pièce, tu rentres dans le jeu ».
A l'arrivée, les résident-e-s les considèrent tels qu'ils sont : des passants venus les saluer. Quelques-uns adressent des conseils, esquissent des tendresses, des gestes d'anciens pour les nouveaux venus. La plupart se taisent.
Sûr, il y a le frein : des fauteuils, de l'épuisement, de la gêne (le trac, le nouveau lieu, l'absence de rituel connu qui rythmerait la rencontre), le frein quotidien enfoncé dans la mollesse de l'après-midi. Mais, contagieuse, pétaradant, il y a l'énergie des enfants qui vient abîmer ce frein, le grignoter, et bousculer ce qui se fige ; peu à peu, toute l'assistance bavarde, et jaillissent, comme les couleurs d'un vaste nuancier, prénoms, métiers, occupations de chacun. Carte de visites en domino, incomplètes - à la fin, on n'en sait pas vraiment plus- , toutefois, on a pu déceler, aux différents tons des voix, des indices sur la teneur de liberté ou de soumission contenues dans leurs existences «d’avant » : « femme au foyer » -elle fait la moue et hausse les épaules-, « infirmière » -avec vivacité et fermeté-, «l'animateur» - joyeux, débordant immédiatement d’anecdotes et de conseils-, etc.
La rencontre, dans sa drôlerie un peu lunaire – les corps frêles des enfants face à une armée de têtes blanches, harnaché d'appareils et de fauteuils roulants- comporte une certaine stupéfaction que dit bien cette phrase d’une résidente : « parfois, je rêve que je suis petite et quand je me réveille, je suis vieille». Les enfants dévisagent les vieux les yeux perdus dans leurs questions.
L’os est là : une partie du texte d'origine disait « la mort, c'est injuste, c'est incompréhensible », et s’ensuivait une hécatombe, mime des différentes morts possibles, le tout comme une évocation enfantine et fantasmée des manifestations de « la MOORRRRT ». Nous l'avons coupé, à la demande de Maryse, la dame toute flamme dans sa tâche d'hôte qui nous accompagne ici à l'Ehpad. Pourtant, ce scoop n'aurait soulevé le cœur de personne. 
Au contraire, la séquence, en partie comique, aurait sans doute permis aux résident-e-s de partager une angoisse à laquelle ils font face dans la solitude, car le tabou leur met un bâillon, ou la pudeur, ou le tact en excès.
L’intention de l’encadrante est certes pétrie de bienveillance, mais si l’on ne peut parler de la mort à l’Ehpad, alors, où ? Aux pompes funèbres, à la maternité, aux services de cryogénisation ?
Le spectacle, ainsi amputé, devient du « pour mesure ». Les résident-e-s auraient-ils vraiment envie d’entendre qu’on leur a réservé ces précautions spéciales, comme pour des « cas spéciaux »
Aurait-on du refuser ?
En tant qu’invitées, je ne le crois pas. Toutefois, la possibilité de montrer le spectacle en entier a été à mes yeux trop rapidement évacuée. La trop grande délicatesse voisine avec une infantilisation.
Ce que les enfants peuvent entendre, et ce qu’ils réussissent à prononcer avec distance – et drôlerie – certainement des vieux peuvent l’entendre, et sans doute y trouver des lumières, un soulagement.
Comment faire entendre que le tabou autour d’une chose redouble parfois la violence de la chose elle-même, dans cette situation… ?
Il y a le moment intense où nous travaillons la pièce aux côtés des enfants, moment joyeux et nouveau pour eux, également enthousiasmant pour moi– mais le plus précieux, c’est d’entre-apercevoir un mouvement plus étendu, que l’on en peut contrôler mais inviter seulement. Extension qui peu à peu fait parler les timides, lie de nouveaux amis, débouche des silences, bouleverse par petites touches la sclérose des choses, millimètre par millimètre.
Rien de triomphal, car dans cette durée, on croise aussi des situations qui barrent ce que ce mouvement peut avoir de vivifiant.
Certains enfants qui entendent leurs parents dénigrer le spectacle et leur présence sur scène, certaines remarques d’apparence inoffensives mais profondément racistes, des réflexes induis par l’institution de l’école qui rattrapent les rapports entre adultes et enfants.
L’objet de notre travail à l’école est de transmettre de mettre au travail des motifs d’une création en cours, que le contexte complexe de l’école vient forcément la réalimenter et transformer. La création se fait dans ces conditions qui nous font improviser et donc bouger les enjeux.
C’est peut-être le vertige salutaire, très excitant, bien vivant de cette situation : on vient pétrir un désir, et une composition, que l’on porte en amont, cela nous « déplace », mais en déterrant ainsi la création d’un endroit pour la planter dans un autre, avec de nouveaux protagonistes, sur le moment, on la dévitalise momentanément, elle devient autre chose.
Au stade où nous sommes, on ne sait que cette expérience va fortement modifier notre trajectoire, sans en deviner le dessin.
Le dernier jour, avant de jouer à l'Ehpad, quand on demande aux enfants ce qu'il s'est passé pour eux, la grande majorité dit :
« J'ai appris à parler fort. », ou « le théâtre, c'est parler fort. », ou sobrement « Maintenant, je parle fort.»
Cette remarque reprise en chœur ne concerne pas seulement et naïvement le volume de la voix - bien sûr, ils ne sont pas cons, ces enfants. Je me dis que ces mots condensent la découverte d’une prise de parole totale, animée par la volonté d’être pleinement entendu et jusqu’au bout.
Ni pour répéter, ni pour retenir, ni pour satisfaire, « parler fort », à leur sens, c'est, je crois, apprendre à parler publiquement avec tout soi – et ce, bien évidemment, autrement qu'en classe, qu'à la maison, que dans la rue, où les mots sont principalement investis d’un usage et d’une portée circonscrite.
C’est une parole qui engage tout l’être, contenue dans le théâtre, mais aussi ailleurs et partout, comme attitude et pratique : la « paresia » disent les philosophes, une parole qui engage, agit, transforme le parlant et celui qui l’écoute.
Que ces enfants feront-ils de ce « parler fort » ?
Ils mûrissent encore la réponse et nous font de grandes grimaces dégoutantes derrière les vitres du bus de fin.

 

Agathe