MARCHER est un projet de danse ayant pour but d’explorer les mécanismes de la marche à travers différents ateliers d’éveil corporel. La marche, nous l’exerçons tous et tous les jours. Il y a ceux qui la pratiquent avec plaisir, ou même avec nécessité : les randonneurs estivaux, les promeneurs du dimanche, des pèlerins du monde entier, laïcs ou religieux, des prisonniers pour qui la promenade journalière est vitale, les bergers transhumants, des artistes en composition, des archéologues en prospection… ; dans des lieux divers : dans une chambre, en montagne, sur le littoral, dans un parc, dans la rue, dans des catacombes, des cloîtres, des musées, dans des stades... Depuis que je suis enfant, j’ai cette habitude privilégiée de la marche. J’y exerce mon corps, son endurance, les jambes occupées à une activité mécanique, je réfléchi, philosophe, chante, écoute oiseaux ou klaxons, me récite des poèmes, souris à des passants. Je marche seul pour découvrir des pays inconnus, sous un soleil de plomb, ambre solaire et bouteille d’eau à la main, sous la pluie, sans parapluie, avec des chaussures percées ou des bottes. Je marche pieds nus, en chaussures de marche ou espadrilles sur des cailloux, de l’herbe sèche ou un parquet de danse. Mais il y en a d’autres qui subissent la marche. Qui ne prennent pas conscience de leur marche pour de multiples raisons : parce qu’ils sont stressés, parce qu’ils ont le nez collé à leur smartphone, les oreilles dans un casque, parce qu’ils doivent attraper une correspondance. Les élèves se lèvent tôt le matin, vont prendre le bus avec un sac de 30 kg ou plus sur le dos, et refont le même trajet le soir, chargés en plus des évènements heureux ou malheureux de la journée. Je désire ré-enchanter ce mouvement a priori simple et naturel. Pour faire prendre conscience aux élèves d’un mouvement quotidien, leur rendre un plaisir facilement accessible : celui de la présence au monde, dans l’unicité de la conscience et du corps en marche.
Travaillant au Festival d’Avignon cet été, j’ai pu assister à une représentation de Soft Virtuosity, Still Humid, On the Edge, de Marie Chouinard, chorégraphe québécoise, dans la cours du Lycée Saint-Joseph, qui m’a beaucoup ému. Marie Chouinard met en scène des corps transformés par la démarche : prenant appuis sur certaines parties des pieds peu utilisées de manière naturelle (tranche interne du pied par exemple), les corps éprouvent une autre verticalité (ploiement des genoux, du bassin, compensation des torsions du bas du corps pare des torsions inverses du buste…). De là émergent des corps étranges, parfois inquiétants mais si bien dessinés et convaincants, qu’on ne peut s’empêcher de jouir du plaisir évident que les danseurs ont à se transformer. L’ambiguïté règne toujours entre percevoir des corps handicapés ou des corps d’enfants qui jouent à se faire peur. L’ambigüité est d’autant plus appuyée qu’une caméra filme en direct les visages des interprètes, modifié par l’effort et la théâtralité des mouvements et la vidéo est projetée en fond de scène, à grande échelle.
J’étais déjà en réflexion concernant un possible projet sur la marche, motivé par la découverte de la Grande Leçon de Béatrice Massin au Centre National de la Danse de Pantin en 2008. Dans cette leçon, la chorégraphe de danse baroque explique, entre autre, l’importance de la marche en rythme. A partir d’une cellule de quatre mesure de trois temps chacune (une passacaille), elle explique comment la marche peut se décliner en marquant ou non le temps avec un pas. Elle demande à ses danseurs de composer une proposition en choisissant de marquer un pas au premier temps (1 2 3), puis de marquer deux pas (1 2 3), puis les trois temps (1 2 3) puis de marquer un contretemps pour intégrer quatre pas dans les trois temps (1 et 2 3). Ils peuvent aussi choisir de ne pas bouger le temps d’une ou plusieurs mesures. Les danseurs improvisent sur toute la durée du morceau. En regardant les danseurs faire, on remarque que s’ils sont tous en rythme, ils ne bougent pas tous en même temps, donnant l’impression de vagues, d’une ondulation de groupe déjà très chorégraphique, avec ce simple principe de marche en rythme.
Ces deux références ont été les appuis d’une première session de travail en soliste au courant du mois d’août. Ils sont une matière à réflexion et action que je désire proposer aux élèves.
Le projet consiste dans un premier temps à présenter des œuvres artistiques, théoriques ou littéraires diverses qui peuvent nourrir le travail de création et amener les élèves à proposer d’autres exemples, appuis, qu’ils proviennent du travail d’autrui, comme ici, ou bien de leur propre pratique.
Dans un second moment, il s’agit de les mettre en mouvement avec divers exercices qui permettront de mettre en œuvre :
- Un travail sur la mécanique de la marche : comprendre ce qui est à l’œuvre physiquement dans la marche. Quel rapport à l’équilibre, à la verticalité, à l’appui des pieds dans le sol entretient-pn ? comment se propulse-t-on dans la marche, quels centres moteurs mobilise-t-on, quelle place peut avoir le regard dans la marche ? Sont-ce uniquement les pieds qui font que l’on marche, ne peut-on inventer une marche où ce soit le regard, la main ou le genou qui nous dirigent ?
A partir de cette recherche, inventer des modulations de sa façon de marcher « naturelle ». Créer une démarche, modifier ses appuis, allez vers le déséquilibre, la course ou au contraire, le sur-place.
- Un travail musical, sur la rythmique de la marche. D’abord une approche individuelle du rythme : comment jouer d’un tempo, d’une vitesse, éprouver l’accélération, vers la course ou le ralenti, vers le sur-place, l’immobilité.
- Un travail spatial : lorsque l’on marche, on occupe un espace. Si l’on en est conscient, on peut se l’approprier. Cette question de l’appropriation amène à aborder la notion de présence à soi et à l’espace. Je peux traverser un espace en rasant les murs, le plus discrètement possible. Je peux aussi décider d’essayer d’être le plus visible possible. Comment, sans gesticuler, vais-je organiser mon corps et mon poids pour m’affirmer ou m’effacer ? Qu’est-ce qu’entrer dans un espace, en sortir ?
Il s’agira aussi de découvrir des principes fondamentaux de la pensée de Rudolf Laban : le corps dispose d’un espace qui lui est proche, la kinesphère qui est une bulle imaginaire formée par tous les points de l’espace que peuvent atteindre les extrémités du corps, sans déplacements des pieds sur le sol. Le centre du corps du danseur est le centre de la kinesphère et lorsque le danseur se déplace dans l’espace, il la déplace autour de lui. A partir de cette notion il détermine trois plans : la plan vertical (le plan de la porte, qui détermine le haut et le bas, les différences de niveaux du corps en mouvement), le plan horizontal (le plan de la table, qui permet d’identifier les déplacements parallèlement sol) et le plan sagittal (celui de la roue, qui identifie l’avant et l’arrière du corps). Ces notions permettent d’approfondir la compréhension de la direction et du sens de la marche (marcher vers un point, en avançant, en reculant, en biais, en se déplaçant en crabe). Prendre conscience de sa kinesphère et des plans du corps sont une très bonne manière de s’orienter dans son propre corps. Elles permettent de pouvoir produire un mouvement dans une direction puis dans une autre, sans en changer la nature, juste la position dans l’espace.
- Un travail sur le regard, motivé par l’observation du Duo de Désert d’Amour de Dominique Bagouet (1983), premier directeur du Centre Chorégraphique National de Montpellier ou de Ply, New Edit (2014) de Yuval Pick, directeur du Centre Chorégraphique National de Rillieux-La-Pape. Le premier montre comment le regard est porteur de l’intention du mouvement, comment il pose le corps dans l’espace, créant ou non, un lien entre le visage de la danseuse et son corps pris dans une forme. Le second exprime combien un groupe de danseur ne vit ensemble, ne respire en rythme que parce que les danseurs prennent le temps de se regarder danser les uns les autres.
Tout mouvement, à plus forte raison un déplacement marché, est motivé par une intention et cette intention doit être lisible par le spectateur comme une décision. Pour assumer un mouvement, prendre la décision de ce mouvement et s’y tenir, le regard est un appui considérable. Que l’on aille droit au but ou que l’on louvoie, le regard fixe ou baladeur doit être compris comme tel.
- Un travail sur le groupe : comment danser ensemble, qu’est-ce qu’un groupe, comment passer de l’individu au groupe et du groupe au chœur ? Comment la marche permet d’initier un travail d’écoute de groupe et de confiance mutuelle ? Partir ou s’arrêter ensemble, prendre un rythme de marche commune. Eprouver l’immobilité quand d’autres bougent autour de soi ou au contraire, être le seul à bouger entre des corps immobiles (qui me regardent ou non), être en contrepoint ou bien dans le groupe.
Le travail d’Odile Duboc, première directrice du Centre Chorégraphique National de Belfort, m’aidera beaucoup à penser ce travail. Elle explorait la musicalité du groupe en apprenant à ses interprètes à ouvrir leur regard périphérique (non concentré sur soi-même), à démultiplier les capteurs sensoriels pour saisir le moindre frémissement dans le groupe. Ecouter la respiration de l’autre, observer son dos pour caler son mouvement sur le sien. Un grands nombre de ses exercice d’écoute sans leader ou à leader changeant en fonction de l’orientation du groupe, seront mis à profit.
Les séances de travail, construites autour d’un moment d’échauffement individuel dirigé et d’un atelier expérimental et chorégraphique, à raison de quatre séances par mois, permettront de traverser divers exercices, et de travailler à partir d’improvisation dans le but de créer une forme spectaculaire à présenter aux parents d’élèves, camarades d’école, invités éventuels. Je tiens à maintenir le cap d’une approche prospective du projet : il s’agira de tester différentes propositions. Un travail régulier de restitution et de réflexion sera mis en place pour archiver le projet : pistes engagées, description et explication des exercices, ressenti des élèves, compilation de la documentation apportée et analyse de celle-ci…
Cette restitution sera l’occasion de faire participer le groupe à une réflexion plus large sur la manière dont on présente à un public un travail de plusieurs mois : amener à penser la lumière, les costumes et le travail sonore qui soutiennent la danse. Comment développer une dramaturgie à partir de la matière dansée accumulée, comment faire des choix ? Le costume, c’est-à-dire ce que l’on montre du corps en mouvement est une donnée essentielle pour la danse. Prend-on le parti de rester sur un costume quotidien, ou cherche-t-on à modifier la silhouette ? Le groupe est-il une seule entité ou est-il composé de personnalités différentes ? La lumière doit aussi nourrir cette réflexion. Danse-t-on à la lumière du jour, dans la pénombre, détache-t-on les silhouettes du fond, peut-on identifier les visages ? Pour accompagner le groupe dans cette réflexion, j’envisage de faire appel à des artistes avec qui j’ai l’habitude de collaborer par ailleurs.
Gard
Par le(s) artiste(s)