Il y a les petites taches de gras sur la gazinière, les taches du dalmatien du voisin, la tache d’encre sur les doigts, l’immense tache noire en mer de Chine, la tache de sang sur la serviette, la tache des poumons, la tache de colle sur le dessin, la tache d’usure sur le mur, et la tache de naissance près du genou. Autant de taches que d’histoires à raconter. Et si, pour une fois, nous nous attardions sur chacune d’entre elles au lieu de chercher à tout prix à les faire disparaître?
Pour appréhender la tache, il faudra avant tout la repérer, l’observer, aiguiser petit à petit son regard, puis la traquer à vive allure. Il s’agit ici d’en récupérer un maximum, de classer et définir toutes leurs spécificités, de comprendre leurs modes de productions, et enfin de les réintégrer dans un environnement qui leur est propre. Dans cette infernale chasse à la tache, nous aurons un objectif à suivre : chercher le beau dans notre conception du laid, l'apprivoiser, et le révéler.
Dans sa définition, la tache est une marque laissée par une substance salissante. C’est la trace d’un passage ou d’une action, qui n’est pas propre. La tache salit, souille, ternit, encrasse, abîme et altère la pureté de toute chose.
Provoquée par accident, elle est la conséquence d’un évènement survenu brusquement, et elle entraine le plus souvent un sentiment désagréable voire contrariant.
Il y a les petites taches de gras sur la gazinière, les taches du dalmatien du voisin, la tache d’encre sur les doigts, l’immense tache noire en mer de Chine, la tache de sang sur la serviette, les taches blanchâtres de calcaire dans la douche, la tache sur la radio des poumons, la tache de colle sur le dessin, la tache d’usure sur le mur, et la tache de naissance près du genou. Autant de taches que nous voulons à tout prix enlever, effacer, faire disparaitre, estomper, cacher, nettoyer et oublier.
Je propose ici d’inverser la tendance et de traquer la tache pour mieux la révéler. En considérant plutôt la tache comme un trésor à chercher que comme quelque chose que nous ignorons et qui nous rebute d’habitude, j’aimerais que nous traquions la tache tous les jours dans notre environnement. En proposant aux enfants de faire un reportage photographique sur toutes les taches qu’ils ont vues, je compte réaliser petit à petit une collection de taches que nous mettrons en commun. Nous pourrons ensuite tenter d’organiser ces trouvailles, de les classer et de les définir.
Pour moi, l’essence de cette exploration vient du désir d’apporter un regard nouveau sur ce qui nous entoure. Nous porterons une attention particulière, sur ce que, usuellement, nous évitons. Nous apprendrons à décrire et considérer une tache comme un objet que nous estimons au moins de la même valeur (voire plus) que tous les autres. Nous aurons pour mission d’extraire et invoquer la beauté de l’objet dans ce que d’ordinaire nous considérons comme laid. Pour approfondir cette notion, j’aimerais dans un second temps tenter de théâtraliser cette tache en lui appropriant une histoire, un statut, un espace, et proposer aux élèves de « mettre en scène » cet élément que l’on considérera comme un être vivant à animer.
Faire une tache, c’est endommager notre environnement, mais c’est aussi la preuve qu’on n’a pas réussi à se contrôler à un certain moment. La tache est la conséquence de quelques secondes d’inattention, elle est le souvenir d’un instant où le geste nous a échappé.
Autour de 1950, Jackson Pollock tente de retrouver ce « hasard du geste » avec la technique du dripping : il laisse couler les gouttes depuis son pinceau jusqu’à la toile de façon aléatoire. A ce propos, il écrit en 1956 : «Quand je suis dans mon tableau, je ne suis pas conscient de ce que je fais. C’est seulement après une espèce de temps de prise de connaissance que je vois ce que j’ai voulu faire. » Pollock rend la part belle à l’accident, il tente de le provoquer, l’apprivoise, et cherche à être surpris par des résultats qu’il n’a pas prévus. C’est ce qui définit en partie son processus de création.
Avec les enfants, je compte utiliser la tache comme un prétexte à créer : nous tenterons de mettre le hasard au cœur de notre processus artistique et nous le verrons comme un matériau de création à part entière. Faire des taches intentionnellement, c’est convoquer expressément l’accident, mais dans un cadre strict. Nous mettrons en place un protocole avec des règles du jeu qui nous permettront de produire des taches inattendues. Nous aurons à respecter scrupuleusement les contraintes tout en acceptant que le résultat sera surprenant et ne répondra certainement pas à nos attentes particulières. En exploitant l’aléatoire, nous devrons faire confiance en quelque chose que nous ne maîtrisons pas. Et pour une fois, on ne se fera pas gronder d’avoir fait une tache… !
Par le(s) artiste(s)