galères portugaises mythe fondateur

Journal de bord - semaine 2

Publié par Juliane Lachaut

Journal du projet

Deuxième semaine de travail avec les enfants, première semaine de travail au plateau avec les acteurs et actrices: récit, digressions, et réflexions suscitées a posteriori.

Cette semaine, c’est la première rencontre entre les acteur·rices de ma compagnie et les enfants. Nous logeons chez ma grand-mère, à Villequoy, petit hameau perdu dans la Beauce à une heure de Vernouillet environ. Il n’y a que des champs à perte de vue, piqués ça et là par des éoliennes qui viennent mettre un peu de mouvement dans la fixité de l’horizon, d’où ne surgit que la silhouette de la cathédrale de Chartres. Durant nos trajets en voiture, une heure aller, une heure retour, elle apparaît toujours si tôt que j’ai le sentiment que nous allons droit sur elle, si pleine et massive qu’on la croirait à deux pas, et demeurant, où que l’on aille et où que l’on tourne ses yeux, toujours greffée au paysage, comme une poussière sur l’œil qui suivrait de peu, mais avec un léger décalage, le parcours qu’effectue notre regard. Nous n’avons jamais fait que la contourner, pour aller de Villequoy à Vernouillet. A la voir surgir à l’horizon et rester, ancienne, constante et noble, pendant tout le temps que dure notre trajet, j’en ai fini par la considérer comme une sorte d’émanation vigilante de ma grand-mère, nous attendant sur le pas de la porte.

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Lundi matin

Nous attendons Déborah, l’enseignante de notre classe, et ses élèves, à l’entrée de la Passerelle, le centre social de Vernouillet où nous allons répéter. Il est juste en face de l’école, et à leur manière de guetter anxieusement le passage piéton, je sens que les acteurs et actrices ne sont pas tou·te·s rassuré·es. Lavinia, Mathilde, Romain, Aurélien, Camille : mes camarades de travail depuis bientôt trois ans sont en pleine effervescence, mi enthousiasme, mi angoisse, à l’idée de se retrouver devant vingt-six enfants, et surtout, face au pari de créer un spectacle entier avec eux. Théo et Antonin, l’auteur et le scénographe de la compagnie, sont là aussi, mais ils savent à quoi s’attendre.

Enfin, les enfants arrivent. C’est le tourbillon, la salle de cours est loin derrière, oubliés le tableau, les chaises, les tables rassemblées en petits ilots par groupes de travail : ici c’est une grande salle polyvalente, c’est la promesse du débordement, de la course, de la liberté, de la joie, du cri, de la fête… Mais les enfants sont intimidés par les acteur·rices, ces jeunes adultes qu’ils ne connaissent pas encore mais dont notre première semaine de travail, sans eux, avait contribué à construire le mythe. Nous faisons un cercle, quelques petits exercices de présentation : ce matin, nous ne faisons que des jeux, pour mettre à l’aise les enfants tout autant que les acteur·rices et mettre en route un certain ludisme.

 

Choisir sa team

Depuis la première semaine de présence à l'école fin janvier, nous avons travaillé à peaufiner l’univers de notre pièce, dont Théo, l’auteur, a écrit une première version, inspirée de la forme du verset biblique : des phrases très courtes, très expressives, et très signifiantes. Avec les acteur·rices, nous avons travaillé pendant deux semaines de résidence sur ce texte et sur la manière de le rendre intelligible publiquement, puisque toutes les situations de prise de parole de la pièce sont des discours. Tout l’enjeu a été de trouver une expressivité vocale et gestuelle pour permettre de donner à lire tous les sens cachés d’un texte obscur, mythique, métaphorique. Cette semaine, nous n’allons pas nous attaquer au texte avec les enfants : notre objectif est de traverser avec eux les trois premières scènes de la pièce, en rendant compréhensibles les choix et les situations.

Mon intuition était que pour garder vive et fraiche la curiosité des enfants, il fallait veiller à maintenir une forme de ludisme, même au moment d’attaquer les répétitions. J’ai donc imaginé que nous ne leur donnerions pas le texte à l’avance, et que chaque situation nouvelle amènerait de leur part un choix à faire, à la manière des « histoires dont vous êtes le héros » :  la pièce est l’histoire d’une communauté qui se scinde (voir l’article Le mythe fondateur) : d’un groupe majoritaire omnipotent face à un groupe minoritaire réprimé, la communauté va se subdiviser en sous-groupes à mesures que les un·es et les autres prennent parti. En procédant chronologiquement avec les enfants, sans leur dévoiler la totalité des groupes et leurs enjeux dès le départ, nous reprenons la forme narrative des jeux à la première personne, et nous assurons du même coup de garder leur attention par un certain suspense.

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Les élèves ont passé l'après-midi à réfléchir à quelle famille de personnage ils et elles souhaitaient appartenir au début de la pièce
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Deux Gaëgistes

Le premier jour, les enfants n’ont eu qu’à choisir s’ils/elles préféraient faire partie du jour, le groupe majoritaire, de la nuit, le groupe minoritaire, ou des Léolistes (voir l’article Le mythe fondateur). Nous leur avons présenté les costumes des uns et des autres, avons débattu des avantages et inconvénients de chaque personnage, des valeurs qui leur auraient été associées dans la réalité. Le groupe majoritaire des Bedondaines incarne la norme bien-pensante, mais également la propreté, la brillance, et la beauté lisse et sûre d’elle que peuvent avoir, par exemple, les monuments historiques. Les Gaëgistes incarnent l’éloignement vis-à-vis de la norme, ce qui suscite le dégoût chez les Bedondaines ; mais de leur point de vue, ils sont la beauté, la fierté, l’originalité subversive. Ils défendent une forme de liberté universaliste. Quant aux Léolistes, ce sont ceux qui s’adaptent à toute situation, au jour comme à la nuit : ce personnage insomniaque à trois têtes vend à tous.tes, fait le lien entre les Bedondaines et les Gaëgistes, est le bienvenu partout, sans être jamais chez lui : il est un membre à part de la communauté, sans en faire complètement partie, et c’est à ce titre qu’il peut aller et venir librement entre le jour et la nuit.

Les premières scènes

Enfants répartis, nous avons mardi matin dix-sept Bedondaines, sept Gaëgistes, deux Léolistes. Le travail se met en place, chacun des trois groupes va être encadré par un ou deux des acteur·rices : les Bedondaines travaillent sur le premier jour et le soin du corps (voir Le mythe fondateur), les Gaëgistes, sur la première nuit et leur défilé, et les Léolistes vont et viennent d’un groupe à l’autre.

Le ludisme est omniprésent, le théâtre est relégué ailleurs, je ne sais pas encore exactement où. La première scène se transforme en jeu de rôle géant, on ne sait plus bien si on joue au docteur, au marchand, à la dinette, mais le premier déroulé complet (je n’ose pas dire « filage ») de ce « moment » du spectacle (puis-je vraiment parler de « scène » ?) laisse voir à quel point les enfants peuvent s’oublier dans le jeu, oublier la « représentation » dans laquelle ils et elles sont inclus·es, et ainsi proposer une théâtralité tout autre, beaucoup plus proche de la cour de récréation que du spectacle de fin d’année. En « jouant à des jeux » sur scène, ils en oublient que nous faisons du théâtre, c’est-à-dire que par le jeu (ludique), ils en oublient le « jeu » (d’acteur), qui serait nécessairement un peu caricatural, forcé, selon les idées reçues que l’on peut avoir de ce que c’est que jouer du théâtre à 10 ans. Pour l’instant, ce qui aide à aller dans la direction d’une vérité du jeu au plateau, est que nous n’avons pas de personnages individualisés : les seules actions sont menées par des groupes, et le reste des paroles échangées sur le plateau sont improvisées dans une langue inventée (les Bedondaines parlent en « bedebebde », les Gaëgistes en « dibidibi »). Cette tactique permet aux enfants de ne pas avoir à se soucier du contenu de leurs échanges, ce qui peut s’avérer être particulièrement inhibant en improvisation : ils et elles papotent dans leur langue, d’autant plus à l’aise que le jeu les absorbe.

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Les soins du corps des Bedondaines
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Une fière Gaëgiste

De leur côté, les Gaëgistes élaborent un défilé nocturne aux protubérances chatoyantes. Le petit groupe travaille sur les peurs et les fiertés des enfants, tâche de donner une identité forte à leur minorité. L’enthousiasme gagne progressivement toute leur équipe : leur ludisme à elles·ux réside dans la joie du déguisement et du défilé, et tire sa force de leur capacité à faire groupe, quand les Bedondaines, personnages qui n’ont pas encore pris parti dans l’histoire, sont plus indifférente·s les un·es aux autres, et ne se définissent que par un « nous » (lisses, propres, « normaux ») qui s’oppose à un « eux » (sales, laids, anormaux). Cette opposition trouvera d’ailleurs matière à s’incarner réellement, allant jusqu’à donner lieu à des bagarres Bedondaines contre Gaëgistes en cour de récré…

Le défilé des Gaëgistes

Réflexions ultérieures

A la fin de la semaine, nous avons donc obtenu les trois premiers moments du spectacle, sans texte, avec des tâches ludiques à faire dans chacun d’eux. Je sens bien que la question du ludisme n’est pas totalement résolue, car pour le moment, ce que nous voyons lors du premier « filage », du premier bout à bout des scènes, ne fait pas spectacle. Comment rendre maintenant intéressants à regarder ces moments de vie non dialogués, à moitié improvisés, au cours rendu intranquille et rugueux par les accidents qui surgissent en permanence à leur surface ? L’une de mes références, en matière de pièce de théâtre mettant en scène une communauté d’enfants, est Next Day de Philippe Quesne, dans laquelle la fable à proprement parler comptait moins, me semble-t-il, que ces scories, que ces aspérités, ces imprévus s’immisçant dans le spectacle du fait que sa matière première était faite de l’énergie et de la déconcentration d’une vingtaine d’enfants. Ce qui comptait, à mon sens, dans ce spectacle, son véritable sujet, était décentré : ce n’était pas la fable, mais comment l’enfance produit des pas de côté par rapport à ce qui est attendu. Un enfant perdu dans un coin de la scène, pensant visiblement à autre chose, un autre boudant ostensiblement : c’étaient ces niveaux de réalité qui constituaient tout l’intérêt du spectacle, et non son déroulé prévu et orchestré par un programme d’ailleurs affiché en permanence en fond de scène. De notre côté, la fable est dense, les personnages, bien que multiples, sont nombreux, les enjeux, pas évidents à maîtriser. Les questions qui me restent à l’issue de cette première semaine de plateau sont celles qui ont trait à cette question de l’accident : comment, sans ignorer l’accident, sans faire des enfants des mini-acteur·rices, réaliser une fable aussi complexe ? Et inversement, comment faire en sorte que l’accident participe pleinement de la dramaturgie, sans en devenir le cœur ? Nous devons continuer à creuser le ludisme, de manière à ce que les enfants s’approprient suffisamment la pièce, ses enjeux et ses personnages, pour qu’ils et elles n’aient plus besoin de nous : les accidents alors surviendront à l’intérieur de la dramaturgie qu’ils et elles se seront conçue, et ne viendront plus heurter un plan prévu d’avance par une instance supérieure que nous sommes – prof, metteuse en scène, auteur, scénographe, acteur ou actrice, toute une ribambelle d’adultes qui leur disent quoi faire à longueur de journée. Sans doute la clef réside-t-elle dans notre propre mise à mort au sein de la création : le jour où les enfants feront leur propre révolution, le théâtre pourra peut-être naître.