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Journal de bord - semaine 4

Publié par Juliane Lachaut

Journal du projet

La pièce a véritablement commencé à prendre forme cette semaine. Les relations entre les enfants et nous deviennent plus évidentes, plus complices, moins subordonnées à l’autorité de Déborah, l’enseignante de la classe. Les crises continuent d’exister mais sont plus rapidement absorbées par les camarades. De manière générale, quelque chose est en train de prendre, et cela se sent avant tout dans une ambiance plus détendue et enthousiaste. Je n’ai pas l’impression que nous ayons à l’heure actuelle laissé un seul des enfants de côté. Cette énergie nouvelle a donné lieu à deux avancées majeures : d’une part, l’apparition d’individualités dans la pièce, de choix à l’intérieur des différentes possibilités d’évolution des personnages ; d’autre part, la tentative de rendre au groupe d’enfants leur autonomie lors d’une scène dont nous leurs avons donné les rênes. Résultats ambivalents, mais une semaine passionnante où j’ai pu toucher du doigt ce qui me semble être au cœur de ce projet.

 

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Première nouveauté cette semaine : les enfants ont été confrontés aux changements d’avis de leurs personnages. Alors que nous avions fait reposer leur choix initial (faire partie du groupe des Bedondaines ou de celui des Gaëgistes) sur l’antagonisme des personnages, en naturalisant presque par facilité leurs différences afin de rendre sensible aux enfants l’importance de l’altérité à l’intérieur de cette communauté, nous avons cette semaine travaillé à déconstruire cette évidence : au fur et à mesure que l’on a avancé dans l’histoire, iels ont vu naître de nouveaux personnages aux opinions plus subtiles à l’intérieur des groupes initialement formés. C’est ainsi que sont apparus les Camistes, sous-groupe de de Bedondaines prenant finalement parti pour les Gaëgistes lors de la scène du tribunal (voir Le Mythe fondateur), et plus tard, les Flofistes, groupuscule radicalisé de Gaëgistes qui suite à l’assassinat de Gaëg à la fin du tribunal, imposera le départ aux Maxistes et aux Bedondaines restantes.

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Certains enfants ont ainsi pu se saisir de ces mutations de leur personnage pour apparaître individuellement au sein d’un groupe, moins, il est vrai, par véritable appropriation des enjeux de la pièce que par jeu et par envie de surprendre. Mais si le fait de permettre aux enfants de se frayer une trajectoire personnelle à l’intérieur de ces personnages collectifs que sont Gaëg, Max, Flof, Cam et Léol n’a finalement pas tellement reposé sur les enjeux propres à chacun des personnages, le fait d’approcher l’histoire de cette manière, du plus général au plus particulier et au plus subtil, aura permis de laisser le temps à chacun·e sinon de rentrer à son rythme dans la pièce – celle-ci étant moins l’histoire que l’on cherche à raconter que le fruit de sa traversée, sur quelques mois, en compagnie de ces enfants. La pièce finale apparaît comme la tentative de raconter une histoire complexe avec des enfants, où chacun·e a ses raisons de participer, et qui ne sont pas des raisons d’adultes, d’ordre dramaturgique ou même de simple compréhension de l’histoire, mais des raisons d’affinités, de rencontre avec le charisme des acteur·rices, de drames et de réconciliations, de goût et de dégoût face aux costumes, d’apprivoisement de l’étrange et finalement d’acceptation de sa possibilité.

L’aboutissement de cette expérience commune aura été le choix de donner aux enfants une scène dont ils soient responsables et de l’organisation et de la mise en scène, en autonomie totale. Outre la question dramaturgique qui se pose à ce moment de l’histoire, à savoir, de créer une scène de joie et de liberté absolue pour les habitant·es de l’immeuble au moment de l’enterrement de Gaëg, il s’agissait également d’une tentative de mise à mort notre autorité pour faire apparaître un véritable jeu d’enfant, c’est-à-dire, une véritable cour de récréation sur scène.

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Nous avons donc décidé de donner carte blanche aux enfants lors d’une après-midi épique où nous leur avons lâché la bride et où nous nous sommes tenu·es à l’écart, dans un coin de la salle, entre adultes, observant par-dessus notre épaule ce que les enfants allaient bien pouvoir inventer pour s’organiser. La proposition était simple : les enfants avaient une demi-heure pour nous proposer une présentation de la scène de l’enterrement de Gaëg, dont nous avions déjà travaillé les différents hommages en petits groupes, et où les enfants avaient déjà décidé de ce qu’ils voulaient proposer (une chanson, une chorégraphie, la construction d’un gâteau géant, et des jeux de mimes). Pendant cette demi-heure, iels devaient organiser l’ordre des hommages, se poser la question de la participation ou non de tous et toutes aux hommages des autres groupes, leur place sur la scène, etc. Nous avons précisé que nous n’interviendrions sous aucun prétexte pendant cette demi-heure-là. L’expérience, passionnante au demeurant, avaient tout l’air du carnage : les enfants hurlaient pour avoir la parole, les rapports de force déjà existants se trouvaient exacerbés par l’absence d’intervention de leur enseignante, certain·es réclamaient notre intervention à cor et à cri pour mettre fin aux injustices, les un·es voulaient tout arrêter, d’autres baissaient les bras et s’asseyaient dans un coin, à défaut de pouvoir quitter la salle. Nous avons tenu bon dans notre volonté de ne pas intervenir, même si j’ai hésité, à plusieurs reprises, à tout interrompre et à faire une séance de méditation générale. Peut-être était-ce trop leur en demander, ou trop tôt, ou trop d’un coup ? Quoi qu’il en soit, à la fin de cette demi-heure d’apocalypse, les enfants nous ont tout de même présenté la scène, et malgré son caractère brouillon et les antagonismes qui persistaient dans le groupe, quelque chose avait fonctionné. Nous avons ensuite fait un grand cercle de parole et j’ai demandé simplement aux élèves ce qui selon eux avait marché, et ce qui n’avait pas marché. Ce faisant, nous avons pu pointer du doigt ensemble les outils qui auraient pu leur être utiles pour prendre des décision collectivement, examiner les causes des pertes de temps, et proposer des solutions. Et dans la foulée, je leur ai demandé de refaire la scène, avec un temps de discussion auparavant, en incluant ce que nous avons soulevé.

Nous avons depuis refait l'expérience plusieurs fois, et petit à petit, cette scène se dessine non par l’entremise de la mise en scène, mais par la manière dont nous leur permettons de commenter ce qui a eu lieu : plutôt que de leur demander de modifier leur proposition, il s’agit bien plutôt de les accompagner en trouvant les protocoles qui leur permettent d’être responsables de leur proposition.

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