Dé-payser est un projet d’installation immersive sur la mémoire intime des lieux, à la frontière franco-italienne. Au coeur de ce territoire, la fermeture de la frontière et la détermination des hommes à la traverser malgré tout emplissent les lieux de souffrances et génèrent des situations inattendues. Avec ce projet, Laure récolte des matériaux sonores, photographiques et filmiques, avec l’idée de les transformer et de les assembler, pour transmettre l’empreinte de nos vécus, dont les lieux sont les gardiens. Pour traduire un territoire à travers la mémoire des personnes qui l’habitent ou le traversent. Dé-payser est la composition d’un paysage sonore et visuel nouveau pour mettre à vue l’âme des paysages de la frontière.
En parallèle, elle encadre les élèves de l’école de Fréterive, pour la réalisation d'un projet sur la mémoire des habitants du village, qui s’intitulera L’Envers des lieux.
DE-PAYSER
Ce projet est né lors d’un séjour dans la vallée de la Roya, où j’étais allée me confronter aux conséquences induites par la fermeture de la frontière franco-italienne. Là-bas, les paysages sont puissants et sublimes. Ils peuvent aussi être dangereux, pour ceux qui ne les connaissent pas. Pourtant, des hommes venus d’ailleurs arpentent les chemins de montagne, suivent la rivière colérique, marchent dans les tunnels des trains, courent sur l’autoroute. Ils longent les voies qu’empruntent quotidiennement les habitants français et italiens, dans des déplacements bien plus lents et laborieux. Je me suis demandée comment s’opérait la rencontre entre ces deux réalités du monde humain. Quels souvenirs des lieux, les hommes en transit emportent-ils avec eux ? Et comment les habitants de cette zone sont-ils marqués par leurs passages ?
Certains endroits sont pour toujours imprégnés d’une période de l’Histoire, d’autres changent de visage subitement dans le regard d’une seule personne parce qu’elle y vit quelque chose d’intense. Nous avons tous nos lieux maudits ou sacrés. Les villes que nous ne pouvons plus arpenter sans le souvenir de quelqu’un, les maisons chargées de fantômes, les paysages pétris d'histoires de nos enfances. Sur le territoire montagneux qui serpente entre la France et l’Italie, les lieux sont marqués par les complications que provoque la frontière. Avec ce projet, je nourris l’espoir d’offrir à ce territoire complexe, la puissance des lieux de mémoire universelle.
Parce que mon travail repose sur la mémoire humaine, toute la production visuelle de cette installation est construite en lien avec l’évocation du souvenir. J’ai donc choisi de travailler avec du matériel filmique et photographique suranné (photographie argentique et vidéo DV) permettant de me rapprocher au mieux de cette idée du vécu.
Depuis 2018, je récolte des histoires dans la vallée qui s’étend de la ville côtière de Vintimille au col de Tende. Chaque enregistrement est réalisé selon le même mode opératoire : j’invite une personne à m’amener quelque part, là où elle a vécu une histoire forte liée à la fermeture de la frontière. Elle me raconte ce qui la rattache à cet endroit ; j’enregistre sa parole. Je laisse l’histoire se dérouler sans l’interrompre, suis l’autre dans son récit et sa déambulation sur le territoire du souvenir. Il me semble que le mouvement du corps permet celui de la pensée, offrant une richesse de réflexion qu’un état statique peut freiner. C’est pourquoi j’aime donner à celui que j’enregistre la possibilité de se déplacer. La description des lieux prend ainsi place dans le discours, ce qui permettra au visiteur de l'installation d’appréhender la géographie de l’espace traversé. Enfin, en revenant sur place, les souvenirs affluent, des détails reviennent et les mots se gorgent parfois d’une intense charge émotionnelle. Je puise aussi chaque fois de la matière sonore inhérente au lieu. Les pierres qui roulent sous nos pieds, la plainte d’une porte, l’agacement du vent, une main qui frôle un mur, l’écho du vide. De cette matière, j’enrobe les récits et construis la partition sonore, qui sera diffusée par des enceintes réparties dans l’espace d’exposition qui accueillera l’installation.
Dé-payser propose la traversée d’un territoire sans s’y déplacer. Des photographies, réalisées sur les lieux de confidence des histoires sonores endosseront l’idée d’une circulation d’un espace à l’autre, sur les murs de la pièce d’exposition. En résonance aléatoire avec la création sonore, elles seront autant de stations pouvant être arpentées via le regard, par les visiteurs libres de leurs déplacements dans l’espace. Certaines photographies sont prises de manière spontanée, pendant les entretiens. Mais la plupart du temps, je reviens seule, imprégnée de l’histoire narrée précédemment, pour capturer des images du lieu. Je me raccroche aux paroles entendues, aux émotions qui me sont parvenues. Je choisis une heure de la journée et la sensibilité de mon émulsion en fonction de mes ressentis lors du témoignage sonore. J’attends que l’aube se réveille, que la lune soit pleine, qu’il pleuve à torrents ou que la brume avale le paysage.
Au fil de l’écoute, j’aimerais générer chez le visiteur, une transformation de la vision des lieux qui, à la fin de cette traversée sensorielle, auront perdu la virginité des premiers regards. Ce désir m’est venu parce qu’à mesure que je parcourais le territoire, ma perception émotionnelle de cette nature magnifique s’est modifiée. Pour accentuer l’idée de transformation, je travaille physiquement sur des impressions de mes photographies argentique : je modifie, déchire, défigure les paysages. À terme, de grands formats des images transformées seront imprimés et collés sur les murs de l'espace d'exposition, entre les photographies encadrées. Je vais aussi réaliser un travail de transformation de mes images à même les négatifs ; j’ai envie de creuser, gratter, effacer la matière originelle des photographies.
De courts travellings vidéo, représentant les déplacements qui m’amènent à traverser régulièrement la frontière sans encombre, prendront corps dans l’installation. Réalisées en couleur et dans le style brut de la vidéo DV, elles s’opposeront aux images figées, afin de mettre en exergue la liberté de déplacement infinie des uns face à l’immobilité contrainte des autres. Ces plans séquences seront diffusés en alternance sur les deux murs latéraux de l’installation, chevauchant les photographies et les collages. Des sous-titres, pour les entretiens en langue étrangère seront également projetés.
Toutes ces matières, réunies en une même pièce, proposeront une expérience sensorielle, entre l’installation et la projection : les spectateurs entreront dans l’espace d’exposition à des horaires préalablement fixés.
Pour imaginer la répartition des éléments de l’installation dans un espace d’exposition, voir le «plan» dans la documentation technique. Vous trouverez aussi quelques photographies brutes et transformées ci-dessous. Enfin, voici le lien vers un petit montage sonore donnant une idée de mon travail en cours : https://soundcloud.com/laure-32/echantillon-sonore-pour-le-projet-dinstallation-de-payser
L’ENVERS DES LIEUX
Avec les élèves de l'école de Fréterive, nous réalisons un projet collectif, en suivant un processus proche de mon travail de création. Nous enregistrons des histoires, racontées par les habitants du village. Il s'agit de leurs souvenirs, vécus en des endroits précis de Fréterive. Nous capturons ensuite les sons inhérents aux espaces visités, réalisons des photographies et les modifions plastiquement, si on le juge nécessaire. À la fin, une déambulation dans le village sera proposée au public. Les photographies seront exposées tout au long du parcours et nous écouterons les créations sonores, sur les différents lieux.
Par le(s) artiste(s)