Le projet proposé prend lieu sur une île des DOM. Alors qu'une partie de ma recherche porte sur l'exil, j'ai envie d'aborder l'espace insulaire en tant qu'espace arpentable, à échelle humaine, de sortir de l'image d'isolement qu'il peut dégager pour en faire ressortir les flux, les réseaux de mémoires et d'histoires. La première partie du travail mènerait à la réalisation d'une cartographie extensible, à échelle du bâtiment, où se mêleraient données objectives d'une géographie de l'île, et retranscriptions de ressentis issus d'échanges avec les habitants. La seconde consisterait en la réalisation de portions d'espaces, flottantes, nées d'éléments perdus sur l'île, et installées aux abords du rivage, à la merci des courants, prêtes à investir leurs propres trajectoires.
Le thème de l'exil est très présent dans mon histoire personnelle, que ce soit par les nombreuses migrations de mes ancêtres à travers l'Europe, mes propres déménagements très fréquents, la fuite de ma famille paternelle à travers les filets de la Seconde Guerre Mondiale. L'île est un élément intéressant dans la sémiologie de l'exil. C'est aussi bien l'endroit dont on ne peut fuir, où l'on se trouve piégé (Robinson, Napoléon à Sainte-Hélène) que le cliché du lieu où l'on s'isole pour retrouver une tranquillité vendue comme paradisiaque. L'île, c'est un endroit de pause ou d'arrivée, une temporalité aux lenteurs de point-virgule, si ce n'est de point final. Au cours des derniers mois, j'ai beaucoup travaillé sur l'exil de ma propre famille, ses traversées de l'Europe, j'ai reconstitué sa généalogie et me suis penchée sur sa culture. Le projet que je propose aurait lieu dans un territoire où je "m'exilerai" pendant quelques mois - sans connotation péjorative - ici, un territoire insulaire appartenant aux DOM-TOM. Au cours de cette résidence, je ne m'intéresserais, cette fois, ni à mon histoire familiale ni à mes propres déplacements, mais je mettrais à profit ce moment d'exil volontaire pour me fondre dans la temporalité, historique et géographique, des habitants, dans leurs trajectoires et vécus. Mon travail aurait lieu à deux échelles. La première, celle de la cartographie : de données historiques et objectives tout d'abord, en récoltant des documents géographiques locaux. Il est intéressant de noter que les Archives géographiques des DOM-TOM se situent en France métropolitaine, comme si la possibilité d'un point de vue décentré du territoire métropolitain était encore difficile. Des graphes issus de la confrontation de points de vue différents, des cartographies sensibles, viendraient se superposer à la première, plus objective. S'y mêleraient ensuite des recherches généalogiques menées avec des habitants. En émergeraient des cartes fictives, sous forme de très grands dessins, graphiques, voire aussi de récits. Ainsi, des ponts se créeraient en histoire et géographie, amenés sur le même plan. Dans mon travail et mes textes, la fiction déborde souvent sur le réel : j'essaye d'y retranscrire ce sentiment de flou qui borde les rêves. De la même manière plusieurs types de graphes se rencontreraient ici, créant une ouverture, un récit possible à partir de données scientifiques séculairement ancrées. Cette cartographie, de très grande échelle (une pièce de 20m2 environ) pourrait être en perpétuelle extension, débordant de la structure spécialement conçue pour la porter (j'en parle davantage ensuite). L'île m'intéresse du fait qu'il est possible de la sillonner entièrement à vélo, de s'y exiler en tout point. Ce serait une des étapes de ma résidence. Arpenter mécaniquement, studieusement, l'île, afin d'y trouver des objets oubliés, perdus. Et, à partir de ceux-ci, parler à nouveau du foyer que l'on habite et que l'on quitte. Lacan a défini son concept de l' "objet a" ou "objet perdu" : évènement, élément, entité à l'origine de la notion de manque dans une histoire individuelle, permettant le développement du surmoi et de notre constitution en tant qu'adultes. Cet objet perdu, qu'il existe concrètement ou à l'état de concept, est intimement lié au sentiment de nostalgie. Il me semble adéquat d'utiliser des objets réellement perdus sur la route comme point d'origine de sculptures traitant du foyer, du chez-soi. À partir de ces objets trouvés au cours de mon périple, j'en construirais des prolongements, des espaces où ils ont été expérimentés, des structures les abritant, les portions de lieu où ils ont existé, "points-phares" ; cela bien sûr après m'être imprégnée de l'architecture locale. Ces portions d'espace prendraient forme en tant que micro-architectures installées sur l'eau de la mer, en flottaison. Encore une fois, il s'agit de ramener l'histoire (qu'elle soit individuelle ou collective) à la notion de topographie, de terrain. Volumes flottants, car un second point me pousse à travailler sur l'île : j'y retrouve, dans l'eau de la mer, un écho à la notion de flou onirique mentionnée plus haut. Où commence et finit le rivage ? L'espace-limite qu'il (in)définit est à la fois espace de projection et espace de fermeture où naît l'angoisse lorsque l'on perd pied alors que l'horizon s'étend toujours à l'infini. De plus, les DOM-TOM sont régulièrement lieu d'alertes au tsunami, rendant le rapport à l'eau d'autant plus ambivalent. Les structures que je veux produire sont des habitacles flottants : ce ne sont en aucun cas des éléments démantibulés d'architectures pouvant évoquer des ruines. Reprenant les codes visuels du paysage et des bâtiments alentours, leur échelle serait comprise entre l'objet et l'habitacle (de 80 à 200 cm de haut, de long, de large), abritant les objets trouvés sur ma route, sortes de "boîtes à mémoires". Chacune d'elles serait initialement pensée pour être au contact de l'eau et des intempéries, installée sur des flotteurs et relativement étanche. La restitution de mon travail se tiendrait ainsi en deux lieux : un lieu abritant les cartographies et travaux graphiques, et le bord de mer, où les espaces se tiendraient prêts à s'enfuir, à la merci des courants. Malgré leur apparente différence, la présentation des deux travaux se rejoindrait en cet intérêt pour le "rivage", qu'il soit concret ou signifié, par un travail sur les limites de l'espace de la pièce. Ainsi, l'espace occupé par la cartographie ne serait sûrement pas un espace déjà existant, mais un réceptacle, lieu d'appoint modulable et pensé spécifiquement en fonction des déploiements possibles de ce travail. Simple parallélépipède en bois, ses murs seraient pliables, son plafond déplaçable. Ainsi, la cartographie pourrait s'y plier, s'y infiltrer, y déborder. Son échelle entrerait en résonance avec celle des objets installés sur l'eau. Alors que le papier se déploierait en direction de la mer, les objets flottants se dirigeraient, eux, encore plus loin.
Guadeloupe
Par le(s) artiste(s)
Par les participants