8 - La main à la pâte

Publié par Sarah Penanhoat

Journal du projet

Du 29 juin au 3 juillet, je peux donc revenir pour l’ultime semaine d'école.
Il y a de l’espacement entre les tables des enfants ; les maîtresses et le personnel sont masqués, et depuis la réouverture des écoles, tous les enfants mangent en classe des plateaux repas froids livrés chaque matin. La récréation se fait en différé. De ce fait, la cour est beaucoup plus calme, elle paraît vide, avec cet énorme espace rien que pour eux.

Tout est régulé, mais, comme c’est aussi la dernière semaine de classe, l’ambiance est assez relâchée, vaporeuse, festive. Sur les vingt-neuf enfants, certains sont partis en vacances anticipées hors des Ardennes, une partie reste chez soi car il n’est pas obligatoire de venir et d’autres, on ne sait pas. Les vingt-et-un restants ont l’air tranquille, conscients de la situation mais personne n’a l’air d’avoir eu un confinement contraignant. Ils me racontent qu’ils étaient souvent dehors, qu'ils ont la forêt, les jardins, les rues vides pour se défouler. Ils se rappellent vaguement avoir reçu des mails de ma part, regardé les vidéos - ah oui ! - et ont hâte de continuer. A chaque fois@ je suis surprise par leur vision, ils vivent au jour le jour, se souviennent vaguement de choses du passé et sont intenses dans le moment présent.

Et pour cette semaine on doit aller vite, car c’est la dernière fois que je les vois ces CM1-CM2 ! L’an prochain, ils seront au collège, situé lui aussi à Signy-le-Petit, mais avec des horaires différents. La moitié habite les villages alentours donc ils dépendent aussi du système de bus scolaires qui sillonnent le territoire et ne peuvent venir avant ou après la classe. A la rentrée, je reprendrais avec les nouveaux élèves de CM1 et les anciens CM1 devenus CM2. Idéalement les futurs sixièmes, s’ils ne participent pas à cette deuxième phase de l’installation, pourraient être présents lors de la restitution. 

Le plan, c’est donc de finir toute la partie céramique avec cette classe bi-niveau, où chacun émaillera sa propre création et la conservera quand Les Géant.e.s sera fini.e.
Mais de l’eau a coulé sous les ponts : bientôt quatre mois sans s'être vus ! J’ai le sentiment de me répéter car c’est plus que toute la période pendant laquelle je venais régulièrement... On conclut donc cette partie en terre cuite qui aura pris plus de temps à cause du Covid et dont j’avais sous-estimé la production et l’ampleur. Même s’il y a toujours beaucoup d’incertitudes sur la suite et finalement pas de visibilité, je suis contente d’être là, d’avancer. On discute beaucoup, lors de ces dernières pièces.

Et... du côté des enfants, chacun voit son objet finalisé et est content, peut-être même fier de lui. Ils sont drôles, ils veulent avoir tout fait, certains s’approprient la création d’objets ! Thyméo, en voyant une coupe bleue et une cuillère décide - «se souvient» -  qu’il l’a fait et je dois lui rappeler que lui c’était un bol bien plus large, non pas une coupe, et que la cuillère c’est Elise. Quand ils sont extrêmement reconnaissables, tels les gnocchis et les frites, l’oeuf dur et les huîtres, pas de doute quant à l’appartenance. Dans tous les cas ils ne sont pas avares de compliments sur les objets des autres ! 

Certains mômes ont plus de travail car ils prennent la responsabilité d’émailler les pièces des copains absents. C’est là qu’on devise et discute, entre deux désinfections de pinceaux. L. et E. m’émeuvent fortement, en me disant de leurs voix aïgues et calmes, un peu maladroites mais pas saccadées, qu’ils sont « contents d’eux, et que quand je suis arrivée, ils avaient un peu peur et étaient inquiets de ne pas réussir à faire ou à finir une pièce de A à Z, mais que là, en voyant le résultat, ils sont étonnés d’eux-même et grave contents ».

Pour conclure l’année, à la demande de la maitresse, j’endosse aussi le rôle de photographe de classe car il n’y en a pas eu avec le confinement. Je joue le jeu et leur fait un montage de professionnel. De la même manière que pour l’anniversaire de Priscilla où ma présence était un peu attendue, c’est un souvenir d’école que je n’aurais pu avoir sans Les Géant.e.s et les Ateliers Médicis.

Dernières manipulations.


Nous aurions dû aller par petits groupes dans le labo d’une des deux boulangeries de Signy, le boulanger devait venir faire une présentation de son métier mais, mesures sanitaires obligent, cela est annulé. Cette fois, toute la partie émail s’est d’ailleurs déroulée dans une autre salle que d’habitude, la salle informatique. Là où en temps normal nous aurions du travailler en groupe dans notre atelier du préau avec un plan de travail collectif. Mais comme pour tout le monde depuis mai, on réinvente la route. Je peux néanmoins ramener 10 kilos de pâte à pain crue en classe et après désinfection des tables, chacun en reçoit un morceau et essaye laborieusement de refaire sa création de terre, en pain.
La première fois, avec la faïence, ils étaient surpris de la texture froide, humide, molle et ferme de la terre.
Là, grâce à la farine, certains arrivent à faire une forme qui deviendra monstrueuse - oui ! - tandis que d’autres arrivent à avoir de la pâte qui colle jusque sur le dos des mains. Pour deux d’entre eux seulement, mais ça illustre bien leur hésitation face à cette nouvelle matière.
Quant à Thyméo et Camille, qui en avaient fait chez eux pendant le confinement et m’avaient envoyé le PDF de leur résultat, ils savaient à peu près à quoi s’en tenir. Pour les autres, c’est comme du slime, élastique et gluant.

Pâte à pain

Sur les tables, chacun a choisi les ingrédients à rajouter dedans. Dans la classe, boules, boulettes, oeufs au plat, grande ficelle, cuisse de poulet, homard, patte de poule, beignet et bretzel. Les formes fleurissent et sont garnies d’olives, fromage, curcuma, noisettes, noix, raisins secs, thym... La pâte lève, le temps presse. Entre la mise en place et la manipulation, je leur ai octroyé cinq minutes. Chronomètre lancé. Ça change des temporalités de l’argile, remodelable à l’infini. Ici, plus on modèle la pâte plus elle se meurt : les bulles d’air s’en vont, le travail du boulanger peut être gâché. Quand la pâte ne gonfle plus, on parle de «pâte morte».
Anne Étienne est venue ce jour là et on travaille en binôme pour transporter et décoller les formes des bureaux aux plaques de cuisson, les faire lever un temps et cuire ce pain dans le four de l’école. A part sa contenance, la température y est aussi haute que dans un four de boulanger, 250°C, et un bol d’eau en dessous s’il-vous-plait.

On a de nouveau installé la production réalisée, pour voir s’il fallait qu’on fasse plus de masse le jour J et voir l’ensemble final. On a commencé à voir ce que ça allait donner et pour moi aussi, c’était une première. Tout ce que j’espérais depuis des mois était là, brouillon, pas encore en quantité finale ni sur un support adapté, propre et repassé, mais on voyait les raisins secs qui surgissseaient, les noisettes torrefiées et l’éclat de l’émail, entre objets utiles et représentations de nourritures modernes.