Les Signographes

La question de la contrainte prend une grande place dans mon travail. Je conçois souvent mes œuvres comme des recettes de cuisine, dans lesquelles les contraintes forment les différents ingrédients qui mènent de l'idée à l'œuvre.

La contrainte n'est donc pas contraignante, elle est ludique. Elle s'approche plus d'une règle du jeu, le jeu de la création. Elle est libératrice en ce qu'elle permet de réduire l'infinité des possibles. Elle se pose en jalon pour dessiner un chemin à suivre, avec ses détours et ses retours, et dont la destination est une création visuelle.

Dans mon travail artistique, j'aime partir de zéro quand je commence un nouveau projet. J'en apprend le moins possible pour voir ce qui peut émerger "naturellement" (dans le sens que le premier geste créatif n'est pas conditionné par des savoirs préétablis). Les recherches plus approfondies attendent généralement la deuxième phase du travail.

Avec ce projet, je vais pouvoir repartir de zéro au niveau de mes outils. J'apprécie les philosophies des courants de "Do It Yourself", et notamment la branche que forme la culture "maker". Elles encouragent à une ré-interrogation et à une déconstruction de ses habitudes. Ici, il s'agira de s'interroger sur la création de formes qui me seraient propres, des formes abstraites qui finiront par former le langage d'un style personnel de création graphique. Elles seront alors définies par un ensemble d'exercices de hasard et de dessin automatique.

Avec ce processus, on devrait aboutir à un vocabulaire de formes différent pour chacun, puisque se voulant le reflet d'un langage personnel. C'est une intuition que je vais mettre à l'épreuve lors du partage de ma démarche auprès d'élèves.

Dans le cadre de ma recherche créative, cet ensemble des formes trouvées sera transformé en un outil qui permettra de les déployer sur différents supports : le signographe. Il s'agira d'une sorte de pochoir en bois, comme un normographe, mais avec l'objectif de jouer avec des règles proposées par des signes abstraits au lieu d'appliquer des normes précises.

C'est alors la mise à l'épreuve de cet outil qui donnera naissance aux œuvres. À l'aide de protocoles faisant intervenir la notion de hasard pour décider des couleurs de chaque image, de l'emplacement du signographe sur l'image, etc., des visuels commenceront à émerger. Des lettrages, des affiches, des toiles...

Au-delà de ma propre compréhension de l'outil, je proposerais aussi aux élèves qui m'accompagneront dans ma résidence d'éprouver mes protocoles artistiques et d'y ajouter leur interprétation propre. Mon intérêt se situe dans l'idée de faire comprendre que l'art n'émerge pas (chez moi en tout cas) d'une vision soudaine, tel un éclair de génie, mais est plutôt le produit d'un ensemble de structures (outils, protocoles, expérimentations) qui peu à peu dessine un ensemble d'œuvres plutôt qu'une œuvre d'art unique.

Le moteur qui me pousse à candidater au dispositif Création en Cours se trouve vraiment dans cette dynamique double de recherche plastique : pouvoir d'une part prendre le temps d'élaborer une œuvre personnelle permettant de faire évoluer sa démarche et d'autre part de partager ce cheminement. Ce partage permettra de donner à voir ce qu'implique la recherche et la création artistique, mais aussi de recevoir un regard neuf sur son processus de travail.

Pour les élèves, l'expérience que je propose sera l'occasion de dépasser le dessin figuratif. Ils seront véritablement amenés à prendre part à une logique de création leur permettant de réaliser des œuvres par le jeu tout en développant un sens esthétique de la composition, de la couleur, et du rythme.

Par ailleurs, cette volonté de partage de ma démarche est également motivée par le besoin de démystifier la position de l'artiste. L'objectif est de faire comprendre que l'art est une discipline rassemblant à la fois des compétences techniques et intellectuelles, et de l'éloigner des clichés de talent inné.

La finalité du projet se trouve donc dans la constitution d'un ensemble d'œuvres de type toiles, affiches ou lettrage, qui sont l'aboutissement de tout un processus de travail, et donc le reflet de ce processus. Les œuvres pourront alors être mises en espace sous forme d'exposition, exercice que je souhaite mener avec les élèves pour passer des questions de composition au sein de l'image à des questions de composition des images au sein de l'espace.

Le projet mènera aussi à la création de 3 ouvrages pour documenter et classer ce processus de création. Ces documents permettront aussi de scinder le projet en trois phases. Le premier présentera l'ensemble de formes abstraites qui auront émergées de la première phase de recherche, le second devra répertorier les signographes, et le dernier se fera le catalogue de l'ensemble des œuvres produites à partir des différents protocoles. Chaque document ne présentera pas seulement mes créations mais également celles produites par les élèves qui m'accompagneront durant cette aventure.