Avancer mais sans courir

Boulangeries

Publié par Louis Moreau-Ávila

Journal du projet

Roi couronné d'une pizza aux lardons

Je m’appelle Louis Moreau-Avila, je suis artiste en résidence dans la commune de Frétigney et Velloreille en Haute-Saône. Recherche territorialisée, « Le sol et le soi » est le nom de la proposition artistique que je porte avec le soutien des Ateliers Médicis. Il s’agit d’étudier, par l’entremise non-exclusive de la parole, du médium radiophonique et du design graphique, comment les milieux et les territoires façonnent l’acte de dire, et inversement. 

« Ce lieu, discrètement, devient un lien (…). » Alain Roger, Court traité du paysage

Les premiers espaces publics de la ville qui échappent au transit campent tout près de la gare. De ce côté on trouve rapidement un port de plaisance; un espace de verdure; les restaurants qui annoncent la très noble place largement végétale du parc Steinbach, où le théâtre de la Sinne et l'antenne du ballet national du Rhin ont pignon sur rue. De l'autre côté, le quartier du Rebberg présente à la vue des côteaux boisés et les demeures fastes des barons industriels d'antan, régnant, gouvernant, scrutant la ville. Et s'en distinguant. Il est étonnant qu'un des quartiers populaires de Mulhouse porte le nom du relief qui constitue le sol du quartier bourgeois. Voudrait-on voir aux Côteaux pousser les mêmes bâtisses que dans le quartier des riches ? Ou bien est-ce par ce manque d'imagination fréquent puis par habitude que des noms aussi insipides sont retenus ?

Montés en majuscule

C'est le lot de ces universelles et improbables allées des jonquilles, sentiers de Molière, que d'illustrer l'aridité poétique des baptêmes urbains, qu'orchestrent les villes nouvelles. Tronqués, marqués par l'usage et les cultures qui l'emploient (le quartier d'Hautepierre à Strasbourg est par exemple devenu HTP pour ses protagonistes), ces patronymes ou simples attributs du paysage montés en majuscule finissent paradoxalement par véhiculer une identité; on dirait qu'ils arrivent à force de répétitions et d'âge à décrire un habitat, allant jusqu'à détenir la part indicible, à condition qu'existent les balafres et les contre-baptêmes, de l'attachement des habitants à leur lieu de vie.

Harnaché, je suis recouvert de sacs. Il y en a devant, derrière, un que mes mains s'échangent, se partagent. Suis-je ce backpacker qui envahit le monde, déclinaison pragmatique et corrompue de l'internationaliste puis de l'altermondialiste ?

Je sais pour y avoir étudié qu'une boulangerie ouverte est proche. Je m'y rends.

Leur autel

Les deux jeunes vendeuses qui s'y trouvent affichent une complicité assumée. Les rires ont déjà envahit la salle. L'après-midi est déjà bien entamé et le soleil est haut, un jour de fête des droits de la femme et des travailleuses. Mais elles sont là, partagées entre ennui et bonne humeur, excitation de cohabiter dans un espace restreint à l'abri du regard de toute hiérarchie, et la plus jeune prend très au sérieux mon souhait de savoir à quoi sont les derniers sandwichs. Elles sont très aimables. Je les sens pressées de débaucher tout en percevant le plaisir que leur procure l'acte d'être enfin seules, auprès des clients certes mais maitresses d'elles mêmes. Ce comptoir est leur autel. Cette entrée est le portail en fer forgé qui clôt le domaine de ce qui est alors leur boutique. Il semble qu'elles ont carnavalisé le lieu et ses propriétaires en y jouant, comme les enfants qui s'approprient les contextes nouveaux ou angoissants en imaginant des histoires et en inventant des rôles. On ne sait plus si c'est ce jeu laborieux qui a donné congé aux patrons, ou si leur absence les a rendus possibles. En attendant, elles m'ont offert un "petit pain" en plus de ma commande.

Je leur parle avec désinvolture. Elles me regardent à demi, pour évoquer Mulhouse, Strasbourg, Reims, trois villes que nous connaissons, ou pas. Mulhouse serait une bonne ville pour qui n'y a pas grandi et ne s'en serait pas lassé. Strasbourg serait trop touristique mais avec un grand nombre de commerces. Reims, on n'en parle pas, ou pour dire qu'on l'a quittée.

Portes et sourires ?

Les lieux peuvent être des passeports. C'est bizarre non ? Comme si les frontières seraient ce qui permet qu'on les passe... Connaissez-les, ces lieux que des gens habitent et dont ils parlent. Vous ouvrirez les portes et les sourires des boulangeries. Le lieu est définitivement lien.

Morale de l'histoire, je m'apprête à partir car je dois prendre un deuxième train. Les deux jeunes femmes se sont retirées dans l'arrière-boutique, coulisses de ce petit théâtre. J'aimerais leur dire un mot avant de partir. Je les attends. Elles complotaient. À leur retour, elles m'annoncent qu'elles ont décidé de m'offrir le produit de mon choix. Je pars, élu d'une attention si espiègle. Roi couronné d'une pizza aux lardons. Confirmation du carnaval où le don triompha du déchet, le gratuit de la marchandise; instauré, un jour de mars 2024, dans un petite boulangerie mulhousienne, par trois lieux, deux vendeuses, un client.

G D/F# C

Yo no sé lo que es el destino (Qu'est-ce que le destin ?)

G D/F# C

Caminando fuí lo que fui (Je me suis connu en marchant) 

Silvio Rodriguez - El Necio

Bitume haute-saônois à l'heure dorée
Bitume haute-saônois à l'heure dorée