Panneau, Dampierre-lès-Conflans

Récit : chez vous, et moi dedans

Publié par Louis Moreau-Ávila

Journal du projet

La création aura-t-elle cours ?

Je m’appelle Louis Moreau-Avila, je suis artiste en résidence dans la commune de Frétigney et Velloreille en Haute-Saône. Recherche territorialisée, « Le sol et le soi » est le nom de la proposition artistique que je porte avec le soutien des Ateliers Médicis. Il s’agit d’étudier, par l’entremise non-exclusive de la parole, du médium radiophonique et du design graphique, comment les milieux et les territoires façonnent l’acte de dire, et inversement. 

« Ce lieu, discrètement, devient un lien (…). » Alain Roger, Court traité du paysage

Un, deux, trois, plusieurs mois passent avant de commencer. La création aura-t-elle un jour cours ? Trépigner, donc écrire, réécrire, transformer, oublier, incuber, problématiser, s'illuminer, vérifier, recommencer, tordre, toujours un peu plus, tordre ce torchon qu'on essore: telle est la manipulation qu'on applique méticuleusement au tissu du texte par lequel on se présente, par lesquelles nos intentions sont présentées à d'éventuels collaborateurices. Mais cet essorage ne date pas d'hier. Le sol et le soi est un vieux projet: on retrouve sa filiation dans mon intérêt en 2018 pour le mouvement mémorialiste espagnol, dont les fosses communes, terres d'exhumation, étaient déjà un port d'attache singulier au territoire. On n'y demandait, par ce geste, aucun territoire réel; il n'y avait pas de récupération d'un commun géographique, topographique, comme celui qu'on pu récupérer, en 1994, les zapatistes au Chiapas (ou peut-être les domaines que le Caudillo distribua à ses familiers à l'issue de la guerre); mais il y avait le désir d'aller vers la justice. La terre était une entrée en matière. On y parlait, autour d'elle. Au Chiapas, où j'étais un an avant l'Espagne, la terre elle aussi est le premier maillon d'une longue chaîne d'actions: le combat est martial par les corps, mais aussi symbolique par la langue; des expressions telles que "le feu et la parole" décrivent cette lutte à deux visages. La terre est un premier passage pour se rendre en dignité, comme si cela était un lieu.

De tous ces âges nous prenons la forme

J'ai toujours aimé les débuts fébriles. On y expérimente ce que cela signifie d'être jeune. Anxieux peut-être: c'est beaucoup trop calme. Il n'empêche que les voyages et les petites occasions ont des âges dans l'âge que nous avons plus généralement. Aussi, au seuil d'une nouvelle rencontre, nous sommes toujours faits d'une énergie intuitive qui ne demande qu'à se déverser dans le monde. Nous couvons des fins et des moyens secrets, qui nous échappent. Vient le jour où la sortie, la fin de ce temps incubateur (au sens de maturation intérieure, d'apprentissage profond, quasiment: de digestion) coïncide avec le jour d'entrée dans un mouvement plus fort, et tonitruant, où la rencontre a lieu, avec son intensité. Puis vient le temps de prendre possession de son corps dans cet entourage; dans le tissage de relations qu'on ouvre, on s'attache peut-être un peu aux choses tangibles, en se rendant compte de l'amour qu'on a pour ces choses qui semblent presque toujours nous avoir précédées, en déposant son manteau et son sac à la porte. Quand cet esprit sensuel a pu tendre ses grappins matérialistes, la pensée peut émerger, en véritable promesse de changement. On se relie à l'autre par la pensée pratique. Ces petits épisodes d'intelligence éprouvés sur des courts trajets accompagnés des similis soeurs et frères, doivent aboutir à une considération pour le temps ancien: quels foyers virent le jour et s'éteignirent alors ? L'émotion comme un foyer, la boule vigoureuse née d'une irruption épuisante demande à laisser de côté son armure: et elle rit à gorge déployée avec un avatar maternel. Vient ensuite la passion amoureuse des jeux. L'amour aussi simple et chaotique que les désirs impérieux de l'enfant, solaire, zénithal. Vient ensuite, le calme, comme une mutation, un calme analytique et anxieux: demain sera la fête des autres et il faut pourvoir à tant d'abondance; aussi, il faut se préparer à savoir rendre justice, qui est savoir distribuer et répartir ce qu'on donne et ce qu'on retranche. Vient ensuite une sorte d'incubation solitaire, un départ en ermite fait de feux de phoenix à l'automne, qui bat son plein en penchant sur l'hiver. Fixité absolue d'un indéboulonnable comte de Monte-Cristo, rivé à sa vengeance (parfois une belle vengeance !). De cet isolement, soif d'absolu: un retour dans le monde par la porte des idéaux et de l'intelligence dite supérieure: un peu pompeuse, soit dit en passant, mais c'est nécessaire, pour se convaincre soi, sans être méprisant pour un sou. Car penser hauts et voltiges c'est aussi se plier pour voir le monde, et donner par là du lest à toutes les vélléités d'appareillage de tant de fourmis. De ce voyage, on rejoint le confins d'une montagne pour se recroqueviller au pic finisterre d'un rocher surplombant le vide, duquel on a reconnu le libre-arbitre, l'existence autonome, nous défaisant, d'un trait d'humour bien asséné mais apparemment désinvolte, de la responsabilité étouffante d'éponger le vide. Nous nous faisons des amis, convaincus, sur cette île, que nul homme n'en est une. Et nous nous recroquevillons sur ce rocher, replongeant dans la gestation. De tous ces âges successifs nous prenons la forme, à chaque étape du trajet, tantôt fixes, tantôt dissous, tantôt précipitants. En attendant, on est encore ce petit bout de choses qui lévite avant de débouler. Où ça ? En Haute-Saône !

Aucune différence entre soi et le monde

Des livres encombrent les planches d'une étagère murale: Voyage en sol incertain de Mathieu Dupperrex; La terre ou les rêveries du repos d'un certain Bachelard, philosophe dont on n'énumère plus les services rendus à la gente artiste; Glossaire de mésologie d'Augustin Berque; Histoire d'une montagne d'Élysée Reclus; Vivre de paysage ou l'impensé de la raison de François Jullien; Court traité du paysage d'Alain Roger; Manifeste du tiers paysage Gilles Clément; et le superbe ouvrage produit par Simone Douek à l'intention des nouveaux férus de radio: l'acte radiophonique. Le chapitre sur le portrait paysage est génial: ne relève-t-elle pas la phrase sans détour d'Henri Maldiney "Il n'y a aucune différence, dans un paysage, entre soi et le monde", dont la pertinence nourrit par ricochet Le sol et le soi ? Il y a aussi, enfin, le livre Réveiller les esprits de la terre de Barbara Glowczewski.

Comme des planètes

J'avais pensé, en nommant ce travail au long cours (qui s'est appelé auparavant, en prenant la relève de l'enquête espagnole décrite ci-avant, L'enfoui, mais aussi Les oubliettes) aux schémas concentriques représentant les différentes facettes du Soi intégrateur que Jung s'attacha à définir. Ne sommes nous pas comme des planètes, divisés dans notre propre complexité, dans nos propres divorces et harmonies ? N'avons nous pas des faces éclairées et des obscurités occultes, capables d'inspirer les albums les plus mémorables ? Ne sommes nous pas ces entités qui tournent autour de choses plus grandes qu'elles, changeant de forme au gré des marées lunaires comme cette boule robuste que je décrivais pour parler de toutes les dimensions qu'une maturation peut prendre ? N'avons nous pas comme rempart et en même temps comme outil cet harnachement sociable qu'est la parole, dont la conscience maintient à distance l'ombre sans jamais l'annihiler ? De quel métal est faite cette parole ? Jusqu'où peut-elle s'étendre ? Quel est son empire et celui des limbes ? Que peut-on dire et ne pas dire ?

Le médium radiophonique, je l'utilise à Fretigney et Velloreille comme une exploration de cette zone de lisière qu'est la parole pour moi. La radio et le prétexte d'en faire permettent d'abord de raconter où l'on vit, qui l'on est ou voudrait être, voire qui on n'est pas. Un grand nombre de personnes a, à sa disposition, cette faculté (certes, fondée par toute une situation). Elle est une entité hospitalière au même titre qu'une maison accueillante: parler y est un repos d'être. Parler est une pratique que j'utilise en passeport pour m'adresser aux autres.

Vallée enchantée

Après avoir voulu - très vaguement, c'est vrai: je cherchais sans doute du temps pour mieux définir mon but - proposer un échange (je suis invité chez eux alors je les invite chez moi: dans ma pratique radio) - échange dont l'intention première demeure aujourd'hui, en se précisant - j'oriente mon travail de recherche-création sur 3 pratiques radiophoniques ancrées dans un territoire et dans un temps donné. Je ne crois pas qu'on puisse s'exprimer ou faire de la radio sans être façonné par le contexte qui nous entoure. Il y a mille façons de faire radio car il y a mille instants et mille présences au monde. (Moi-même qui m'évertue à utiliser des mots pareils, à élaborer des dispositifs réflexifs dans l'art, je suis bien formé pour ressembler à mes camarades humanistes à l'utopie militante, qui potassent des livres de révolution en attendant de bien pouvoir agir, avec ce côté schtroumpf et la vallée enchantée).

Je passe donc par 3 personnes pour étudier comment leurs pratiques portent en elles les indices du modelage d'un certain lieu, d'une certaine ambiance, d'un certain contexte sur la démarche première de leur candeur initiale. J'étudie par ce procédé trois choses: le fait même de faire de la radio; les individus qui initient cette vigueur expressive (et moi-même par la même occasion); les territoires contextuels qui façonnent cet effort.

Mais, en attendant de commencer, je suspends au mur de grandes feuilles, pour y voir plus clair.

Soi intégrateur
Un des schémas du Soi intégrateur tel que Jung l'a pensé, représenté comme une sorte de planète avec ses multiples facettes.