Thanatos contre Eros: temps additionnel

Fargo, saison 4, épisode 8.

Le frère, pris en otage par le gang adverse, retrouve la famille qui ne l’a pas protégé.

Je me suis dit: c’est sûr, c’est tellement une brute qu’il va vouloir tuer son frère, pour prendre sa place.

Et à ce moment, ça se passe presque comme on pense automatiquement que ça va se passer.

Car en effet, la brute, le taureau, le lion, (comme il se désigne lui-même), après avoir passablement amoché son frère certes, prend à témoin le gang; il raconte dans cet instant suspendu, d'avant la violence, les réflexions qui l'amènent à prendre à parti l'ensemble de l'organisation. Publiquement. Le petit frère, qui s’apprête à mourir, ne se défend plus. Il dit: je dois encore être en train de rêver. Et dans une envolée lyrique qui ressemble à un discours de bourreau, la brute, ancien otage, abandonné par les siens, finit par… jurer fidélité à celui qu’il reconnaît être un stratège. À genoux devant celui qu'on pensait qu'il allait tuer, un sourire enfantin et optimiste anime son visage aux yeux habituellement révulsés de psychopathe d'une adoration presque...mignonne. Dans le climat de mort qui règne, lui, qui incarne justement la pulsion de Thanatos (fils de la Nuit et des Ténèbres), profère les mots d’Eros, à qui on attribue la pulsion de vie, la force centripète. La divinité qui « rend manifeste la dualité, la multiplicité incluse dans l'unité » selon Jean-Pierre Vernant, a créé un espace dans l'espace qui rétrécissait.

Cette situation réveille le spectateur. On pensait voir le tableau fini. À deux doigts de fermer la page, bloqué dans cette destinée filmique, on refusait d'être complice d'un tel endormissement; mais le dérapage, ex-nihilo, créé du temps additionnel. Le temps est-il autre chose que de l’attention ? L’épisode ne s’est pas allongé. Pourtant, mon regain de curiosité a allongé le temps de cerveau disponible.

La résidence création en cours se prête bien à cette idée : emmener la proposition là où on ne l’attend pas. Glissement sémantique et de terrain. Quand je demande à Anne Matthaey, intervenante au Centre de Formation pour Plasticien.ne.s Intervenant.e.s, comment garder une sorte de journal de bord des élèves, elle me dit: ne fait pas ça comme un prof, et ça marchera. Je ne prends pas ça comme une critique des professeurs. Je prends ça comme une invitation à faire dérailler, se télescoper les choses.

Il y aurait plusieurs terrains qu’il faudrait faire glisser. La diffusion des production finales de la résidence, notamment sonores: et si on les diffusait dans un contexte inattendu ? Sur des enceintes postés sur un tracteur ? Et si on allait au bout de l’idée de faire de l’hospitalité parlante (des espaces de paroles oppositionnels mais ouverts) en laissant de côté les documentaires sonores sur les gens, les lieux, pour faire du son avec eux ? Et si on mettait juste en place une permanence de la parole dans le centre du village ?

Et si on acceptait de ne pas avoir d’oeuvre finie, mais de restituer par la carte heuristique, la carte aux aléas comme disent les géologues, les pistes et l’itinéraire mental de la recherche, pour donner à voir l’errance et la redondance, mais aussi restituer le nombre de pas dans la quête et l'enquête, et leurs qualités ?