Comment se réapproprier son histoire par les mécanismes du récit et de la fiction ?
« Le goût des images » est un projet hybride entre documentaire et fiction. C'est une réflexion sur notre rapport à l’image-vérité et à l’archive.
J'aime les films amateurs. Dans mes recherches, j'ai recours aux outils que sont le super 8 et le sténopé pour questionner le rapport d'authenticité que nous avons face à ces supports, supposément anciens.
Avec les élèves d'une classe, nous construirons une mythologie commune autour de laquelle rassembler nos idées et faire collectif. Nous la documenterons à l'aide de vrais et de faux récits.
Le projet sera développé sous la forme d'une installation cinématographique et d'un site internet.
Je me rappelle cette histoire.
Peu de temps avant que ma grand-mère ne décède, mon père s’est mis à cuisiner de plus en plus. Il reprenait encore et encore des recettes portugaises qu’il n’avait jamais tenté de préparer jusqu’à lors, avec toujours le sentiment de ne jamais les réussir. Que cherchait-il ?
Il respectait scrupuleusement les recettes mais il ne retrouvait pas le fameux goût des plats de sa mère.
Un jour, alors qu’il rentrait du Portugal, il me fit part de sa découverte. Il avait observé mamie cuisiner et il avait enfin compris. Le goût particulier des plats tenait au fait que sa mère faisait cuire ses ingrédients dans les eaux de cuisson qu’elle réutilisait. Toute sa vie, elle avait appris à ne rien jeter, jusqu’à l’eau dans laquelle cuisaient le riz, la viande et les légumes. Chaque plat avait ainsi un peu plus de goût.
Tisser depuis les détails de nos vies pour en faire apparaître la substance ?
De cette histoire portugaise, je ne connais que quelques éléments, comme cette quête de mon père pour retrouver le goût de son enfance.
Nous sommes toutes et tous contraints de nous inventer des morceaux de vie pour palier à ce que nous ignorons. Je suis la fille d’un immigré portugais qui a quitté son pays natal pendant la dictature. En grandissant, je me suis rendue compte à quel point je méconnaissais son histoire et l’histoire de son pays. Ma culture familiale s’est ainsi construite, dans un mouvement d’aller-retour entre les bribes d’histoires que l’on m’avait contées et mes petites inventions pour palier à ce que j’ignorais.
Ce que je me suis raconté et mes fantasmes sur ce pays-Portugal, sur la dictature et sur la vie de ma grand-mère disparue, sont à présent un moteur puissant pour entamer un projet de film, entre documentaire et fiction. J’ai commencé mes recherches et réalisé des prises de vues en super 8, rappelant l’imaginaire des films d’archives des années 70, pour créer la matière de mon futur travail.
J’ai également entamé une série d’entretiens avec des grand-mères du village natal de mon père pour commencer à écrire un personnage de fiction féminin qui pourrait être ma grand-mère. Je voudrais raconter sa vie et le départ de son fils. J’aimerais rendre hommage à ces femmes qui ont déployé des trésors d’ingéniosité pour survivre et éduquer leurs enfants, ces enfants qu’elles ont vu partir pour l’exil. A cette époque, 10% de la population a quitté le Portugal. Les jeunes gens fuyaient un pays sclérosé par la dictature mais également le service militaire obligatoire qui les menaient d’office sur les fronts des guerres coloniales en Afrique. Cet exil massif, n’est pas sans rappeler l’exil des populations qui tentent en ce moment même de trouver un refuge ou de nouveaux horizons en Europe. En abordant cette histoire depuis l’intimité de la vie d’une mère portugaise avant la chute du régime, je souhaite mieux comprendre et partager la complexité de cette situation.
Comment se réapproprier le réel ?
Rêver sa vie et le monde qui nous entoure me semble essentiel. Nous pouvons tenter de déjouer les pièges tendus par nos histoires respectives pour réinventer nos vies. La fiction peut nous y aider. Avec les élèves d’une école, j’aimerais que nous réfléchissions à ce qui fait sens dans l’histoire commune d’une classe. Une histoire dans laquelle chacun et chacune peut s’inscrire et que nous développerions sous la forme d’une ou plusieurs fictions. Nous travaillerons à partir de détails de la vie des élèves ou de légendes qui traversent l’école. Nous construirons du récit sur ces bases documentées. J’aime l’idée que si l’on fabrique ensemble, on crée du commun.
Durant le temps de la résidence, je souhaiterais développer mon travail de recherche pour le film de fiction familiale que je souhaite réaliser. Dans le même temps, je proposerai aux enfants de travailler à la création d’un objet hybride, entre l’installation et le court-métrage, sur la base des récits que nous créerons ensemble.
Je rendrai compte de mes recherches à la classe à chaque session de travail. Je montrerai mes images en super 8, les photographies récentes et anciennes de ma famille et des documents portant sur les lieux de mes investigations. J’expliquerai les différentes étapes de la construction du film et me questionnerai avec eux sur ce que je me permets d’inventer ou de transformer de la réalité et dans quel but.
Avec ces recherches comme base de travail, nous mettrons au point les outils nécessaires à la création de nos fictions collectives. Nous travaillerons les différents matériaux que j’utilise dans ma recherche cinématographique que sont l’écriture, la prise de vue en super 8, le son et la photographie. Nous nous documenterons sur l’histoire de l’école et sur les mythes dont les lieux sont empreints. Nous nous intéresserons aux différentes histoires des élèves de la classe et nous serons attentifs aux sentiments par lesquels la classe sera traversée. C’est dans la recherche et l’écoute que nous tenterons de trouver ces récits autour desquels travailler collectivement. Notre recherche sera un dialogue permanent entre les images, photographiques et cinématographiques que nous produirons, et les histoires que nous écrirons.
L’objet final sera le fruit de toutes nos expérimentations formelles.
Nous chercherons à mettre en avant les particularités de cette classe et des personnes qui la constituent. Puis nous cuisinerons ensemble des histoires du passé, du présent et pourquoi pas du futur, comme autant de possibles pour mieux partager le goût de nos images.
Par le(s) artiste(s)
Par les participants